24 novembre 2012

Introduction


Ces Contes Psychanalytiques doivent leur existence à de belles rencontres. La rencontre avec les petites personnes et les grandes personnes avec lesquelles j’ai travaillé, soit à l’IRECOV Beau-Site ("Institut d’Éducation et de Rééducation de l’Ouïe et de la Vue"), soit à la Clinique de La Borde ; la rencontre avec les collègues ; la rencontre avec la Psychanalyse et la Psychothérapie Institutionnelle.

Ces contes doivent leur naissance à Jean-Jacques Martin, qui a été le pilier des séminaires de l’EPIC, École de Psychiatrie Institutionnelle de La Chesnaie, pendant de longues années. Au cours d'un des séminaires de l'EPIC, j'avais présenté "Mademoiselle Papillon par Madame Tomate".  Jean-Jacques m'avait dit: "Il faudra que tu publies, ça pourrait s'appeler Contes Psychanalytiques".

La plupart de ces textes ont été numérisés par Julie Sachet. Les dessins illustrant Mademoiselle Papillon sont de Clémence Berger.

Je rends hommage ici à toutes et tous, à chacune et à chacun.


J’ai réorganisé la présentation des textes ainsi :

Tout d’abord le texte inaugural, Mademoiselle Papillon, par Madame Tomate, à tout seigneur tout honneur, suivi d'un hommage à Jean-Jacques Martin.

Inaugural parce que premier de la série. Inaugural également parce qu’il est emblématique de ce que peut être, parfois, une rencontre.

Puis des textes « généralistes », petites histoires institutionnelles d'hier et d'aujourd'hui, fantaisies rabelaisiennes.


Un texte psychiatrique et institutionnel, « labordien », « La cigale et la fourmi ».

Suivent des récits de rencontres avec des enfants, enfants sourds, enfants déficients visuels, et l’ami Ronaldino, ni sourd ni malvoyant.

J’ai ajouté aux textes qui étaient déjà présents sur ce blog  « Arara ou Mademoiselle Fleur Pleure », texte antérieur à Mademoiselle Papillon. Bien que le style en soit encore hésitant, et parfois peut-être peu fluide (j’étais toute jeunette dans ce genre d’écriture), j’ai décidé, après quelques hésitations, de le faire figurer ici. Arara a été, non pas "mon plus grand professeur en surdité", mais "Mon professeur en surdité". Après ma rencontre avec elle, tout à changé. Je me devais de lui rendre hommage.

J’ai choisi de terminer cette présentation par un texte qui s’appelle  « La Part de l’Ombre ». Il est une ouverture sur ces zones d’ombre que nous portons tous en nous, d’une façon ou d’une autre, qui se révèlent à un moment ou à un autre. Il témoigne de nos partages en humanité.


Il se pourrait qu’arrivent encore deux autres textes, « Les Anges dans nos Campagnes », l’histoire de ma rencontre avec un enfant sourd, poursuivi par des fantômes à la forme d’anges, petit frère décédé avant sa naissance, dont on ne lui avait jamais parlé. Ce texte… n’est pas encore écrit. Et un autre texte, labordien, travail à partir d’un atelier chant, rencontre avec des patients, réflexions autour de la voix. Celui-là est écrit, perdu dans je ne sais quelles oubliettes, peut-être resté en carafe dans un carton de déménagement à la cave ? La cave, tout comme le grenier, c’est l’inconscient, ça devrait pouvoir remonter un de ces jours.

Pour une présentation cohérente, j’ai réactualisé toutes les publications, afin d’éviter qu’un texte écrit en 2012 soit annoncé comme mis en ligne en… 2011 ! L’inconscient ignore le temps, mais tout de même….

Françoise Tomeno
24 novembre 2012

MADEMOISELLE PAPILLON PAR MADAME TOMATE

Françoise TOMENO
Illustrations Clémence BERGER*, 1991
Cahier de l’EPIC**n°7 – Septembre 1991




I – Ainsi fût-elle baptisée Papillon


Une rentrée scolaire dans les années 1980. Ils ont 3, 4, 5 ans, ils ont déjà été à l’école pour certains. Ils sont un tas de petites personnes sans nom, dont on dirige les pas vers une drôle d’école très loin, enfin pas à côté de la maison, où on ne retrouve ni ses frères, ni ses sœurs, ni le petit gars d’à côté, ni la copine d’en face.

Mais pourquoi si loin ?
Mais pourquoi n’ont-ils pas de nom ?

Pour la même raison ! Ça vous étonne ? Eh bien entendez bien, ils sont sourds. Quand on est sourd, qu’on a 3, ou 4, ou 5ans, l’inquiétude de vos papas-mamans qui vous bat les flancs, le désarroi d’une maîtresse qui a fait ce qu’elle a pu, et parfois pas grand-chose, et l’embarras proche de la sidération devant toutes ces lèvres qui s’agitent, ces regards et ces postures qui exigent que vous en fassiez autant, quand on a tout ça et pas grand chose pour le penser, et qu’on ne comprend pas les effets d’une différence qu’on ignore, eh bien on va « dans-une-école-spécialisée ». Et quand on arrive, on ne sait pas qu’on s’appelle Jules, Léontine ou Irma, on ne sait pas qu’on s’appelle tout court. Qu’on s’appelle et qu’on s’appelle. Je veux dire, que quelqu’un vous a attribué un prénom et que vous portez un nom, dans le meilleur des cas celui de votre père, et qu’on peut vous interpeller en prononçant l’un ou l’autre sans que vous voyiez votre « héleur ». Et pour cause, c’est du jamais entendu.

Pourtant vous n’avez pas manqué d’être appelées, petites personnes, dans l’angoisse et la terreur de la part de vos proches, qui ont élevé la voix, qui ont désormais chevillé au corps la peur de ne jamais se faire entendre de vous, de vous découvrir si différents qu’ils  se demandent d’où il vient, ce sauvage petit canard. Et ça n’est pourtant pas faute de voix de vote part. Comme les autres, en arrivant au monde, vous avez crié. Mais cette voix-là est restée rauque, inélégante, sans ressemblance avec des berceuses et des comptines que vous n’avez jamais entendues. Cette voix qui se fait cris quand vous insistez pour demander, pour demander qu’on vous parle, pour dire l’insupportable de ne pas être compris.

Cette voix qui n’a jamais prononcé le nom de « maman » de « papa », des frères et sœurs.
Et vos mamans, elles sont là, désolées de ne pas avoir été reconnues et nommées, et vos papas, ils sont là sans se reconnaître dans cet engendrement tordu. Et vos frères et sœurs ? Ils ont cette chance d’avoir pu partager avec vous le temps des histoires sans paroles. Mais vite la honte s’est emparée d’eux.

Au moment où progressivement vous vous contentiez de désigner les objets pour les demander (« on se comprend » disent les papas mamans), où on vous désignait les lieux où vous deviez aller, en ce temps-là de la désignation, arrivait celui aussi où l’on vous désignait sourd, enfin plutôt « le sourd ». Un nom est toujours plus dur à porter qu’un adjectif quand il véhicule l’insulte. Le nom, ça vous colle à la peau ; l’adjectif, il peut être accompagné d’autres moins désobligeants, ou disparaître au profit d’autres qui témoignent du changement.

Désigné sourd, désignant les objets : et pourtant pendant toutes ces années de désarroi réciproque, mais non partagé, vous n’avez pas été sans entendement et sans pensée, vous avez été pris dans des adresses qui, pour autant qu’elles étaient tordues parce qu’embarrassées, n’en portaient pas  moins des souhaits de vie. Et c’est sujet de vos cris que vous êtes devenus, sujets  y entendant bien quelque chose à tout ce bazar.

Et vous voilà un 1er Septembre au seuil de ce bâtiment tout neuf, accompagnés de papas et de mamans, ou de mamans tout court, qui viennent réclamer « qu’il parle » comme on prononce un oracle, et « qu’il apprenne » (y’a qu’à pas le faire jouer, et à la place le faire apprendre, rattraper le temps perdu).

Le faire faire,
le faire apprendre,
le faire jouer,
le faire parler,

mais le faire faire 
comme on le ferait chier

Dociles ou pas, vous voilà en position de devoir  faire des mots comme on fait un caca d’une part, mais aussi comme un leurre de ressemblance qui va venir colmater ces appels impossibles, ceux du nom, signes d’appartenance de votre filiation et de votre baptême, et ceux de l’appel de loin qui vous aurait laissé la possibilité de ne pas répondre. Alors, vous allez vous débrouiller et inventer : pour ne pas répondre, je vous passe le tuyau, vous fermez les appareils auditifs, et vous faites semblant d’être très absorbé. Efficace, et ça agace, mais ça agace… l’adversaire. Seul moyen de ne pas répondre à l’appel, à celui qui se fait exigence de – montre moi que t’es pareil que moi, parle, dis des mots (les phrases on s’en fout) et dis-moi un deux, trois, quatre, et le chat, la pipe, l’auto, etc.…

Pas d’autre issue pour résister à l’intrusion du faire parler que de faire la sourde oreille.

Alors nous y voilà, à ce matin de Septembre : Jules, Léontine, Irma et les autres, qui ne savent pas qu’ils s’appellent comme ça, et Dupont, Durand, etc… arrivent, pleurent un grand coup parce que maman s’en va et qu’ils n’ont aucune idée de quand elle revient, et même, tiens, est-ce qu’elle revient ? …

Ça alors, et où je dors ce soir, et est-ce que quelqu’un vient me chercher ? Et c’est où chez moi : pas près d’ici, ça je l’ai vu. Et elle, la maîtresse, est-ce qu’elle va me demander la même chose que tous les autres? C’est classé, c’est sûr.

Mais, ils sont drôles les gens ici, ils font des trucs avec leurs mains. Ben, pourquoi en regardant la petite, là, elle, la maîtresse, elle fait comme si elle avait deux couettes. Ah, tiens, elle a deux couettes, la fille.
Et lui ? La maîtresse et la fille à côté, enfin la dame, elles se marrent, elles mettent leurs mains devant leurs yeux, elles abaissent et remontent leurs doigts plusieurs fois : ça je vois pas bien ce que c’est.

Ah, maintenant elles regardent cette drôle de petite fille qu’à l’air tout à fait épuisé (remarquez elle fait rien de la journée, c’est pas pour dire)   et qu’à des yeux bridés : eh ben tiens ! C’est ça qu’elles font avec leurs mains : elles suivent avec deux doigts le tour des yeux en remontant comme eux.

Ah, ben c’est mon tour, maintenant. Ça devait arriver. Elles m’énervent. D’ailleurs, ils m’énervent tous depuis toujours. Elles vont encore me dire quelque chose que je vais pas comprendre. Comme les autres, elles sont ! Je le sais bien, ils sont tous pareils. Et qu’est-ce qu’elles font cette fois ? Ça alors, elle font un drôle de truc, je peux pas le dire ; tiens, comme ça :





et c’est à moi qu’elles FONT ça ? C’est quoi ça ?


Et Irma ne tardera pas à le savoir, ce que c’est, ça : PAPILLON, comme elle papillonne, s’agite, gigote, et ne se laisse jamais prendre à la demande  de l’autre, inhabituée qu’elle est qu’elle pourrait, elle, demander à l’autre. Non, c’est impossible. Ils resteront tous des emmerdeurs et pour longtemps.




II – IRMA t’es pas douce






C’est quelques mois après son entrée à l’école « spéciale » que j’ai fait plus personnellement la connaissance d’Irma. Irma passait son temps à s’agiter, échapper aux regards comme aux mains qui voulaient l’attraper, elle désormais nommée papillon pour la vie, à piquer des petits objets qu’elle planquait  soigneusement dans le placard de sa chambre, sans s’en cacher pourtant, mais sans non plus l’exhiber, à crier, se coincer dans un coffre, etc.… Elle prenait toujours un vêtement d’un de ses parents et se le gardait des journées entières sur le dos. Comme à l’école, elle adorait se nouer des chiffons et se passer des vêtements destinés au déguisement, on disait que c’était du déguisement. Je pense que c’était une façon de bricoler de l’identification un peu branlante.

Irma la pas douce a eu des maîtresses, une et des orthophonistes, une psychomotricienne etc.… Etc.… et elle m’a eu moi, la psychologue. Et pour m’avoir, elle m’a eue ! … Elle nous a tous eus. On s’est tous plantés : plantés là devant elle, qu’elle nous voyait ! Et plus on adressait et plus elle nous envoyait balader, nous jetant avec l’eau du bain de langage, fût-il gestuel, que nous tentions vainement de lui offrir, ou se jetant elle-même avec, ça marchait dans les deux sens.

Donc, de rééducation en prise en charge, Irma a fini par arriver dans la petite pièce accueillante que je partageais avec mes deux collègues psychiatres. On a quand même travaillé plus d’une année ensemble, et il n’y avait pas rien dans ces échanges.

Prudents et passant par un temps de dessins, bizarrement géométriques, et apparemment non figuratifs, temps pendant lequel, ouf, je lui fichais la paix et ne demandais rien (j’étais un peu sourde, quoi !), ces échanges sont devenus ceux de jeux dont j’étais le témoin ou l’interlocuteur.

Je ne saurais vous en redire toute la chronologie et les détails, mais nous en sommes un jour venues au fait : ce fût le coup du téléphone.

Irma prit plusieurs fois le téléphone, essayant d’articuler quelques sons, et ceux-ci pour une fois adressés à quelqu’un représenté en ce temps-là par moi-même. La psychothérapeute que je tentais d’être approcha du ravissement. Irma, tout en articulant des sons, se mettait à user de quelques signes (de la L.S.F Langue des Signes Française). Elle était en train de guérir et de la même façon que d’autres de ses copains avec qui je travaillais, avec les mots oralisés et les mots signés en même temps, pris dans le mouvement d’une adresse, via les identifications réciproques (j’avais été sourde, elle deviendrait entendante).

Hélas, trois fois hélas !
Un jour le téléphone valsa de l’autre côté de la porte, qu’Irma-Papillon affolée claqua vigoureusement, restant du même côté que moi dans la pièce. Toute cette agitation et ce désarroi et cette colère refirent surface avec violence et c’est moi qui fût décontenancée et impuissante.
La semaine d’après, c’est elle-même qu’elle flanqua à la porte, avec la même violence.

Et elle ne revint plus.
C’est moi qu’elle avait mise dehors.
Dans la même case que tous mes camarades qui avaient aussi essayé de la rencontrer.
Et ça a duré des années. Irma-Papillon  était partie pour un long voyage dans un pays où aucun de nous ne pouvait la suivre.






III – Le papillon errant se pose

De fond de classe en fond de classe, de désolation en désolation, Irma franchit tristement les quatre-cinq ans qui suivirent. On essaya bien de faire signe du côté de papa-maman et du frère : on y attendait le miracle de la puberté qui comporterait à coup sûr l’accès à la parole orale, et comme par enchantement, une gigantesque réparation des humeurs, des apprentissages, et, tiens, pourquoi pas, le replâtrage d’une relation de couple où la faille faisait écho à celle de l’arrivée d’Irma sourde dans le foyer.









Et puis, un jour tout bascula. Une initiative institutionnelle permise par divers évènements, circonstances, réflexions, créa le « Groupe Atelier ». Un groupe destiné à accueillir les enfants sourds – pas fous – mal dans leur peau – incapables d’apprentissage – et n’échangeant ni en langue orale ni en L.S.F. – et pour autant jouant et faisant preuve d’une vitalité active.

Pas de priorité scolaire. Une enseignante serait à la disposition du groupe pour des temps de travail individuel au fur et à mesure de l’évolution des enfants.
Priorité à un travail de réseau, avec des éducateurs : associer les déplacements des enfants aux thèmes privilégiés de la filiation, des origines, de l’espace, du temps, et permettre qu’ensuite on en reparle et qu’on travaille sur les traces écrites ou picturales (photos, dessins de ces déplacements) : avec la participation d’un adulte sourd.

Mise en place d’ateliers à supports  d’expression en insistant plus sur le travail des échanges et des lieux que sur le contenu (pas d’esthétique obligatoire ni de souhait d’interprétation, ni de production).

Alors ça a démarré pour tous les enfants accueillis dans ce groupe (une bonne dizaine). Au bout de quelques mois, ces enfants étaient devenus souriants et engageants. Ils saluaient dans les couloirs leurs anciens camarades de classes, qui avaient bien tourné, mais plus encore tous ces adultes avec lesquels ils s’étaient trouvés en échec. On entendait dire qu’ils acquéraient de l’humour.

Dans un groupe de réflexion, on s’étonna de leur étonnement. L’un d’entre eux découvrait au cours d’une visite que dans l’immeuble où habitait la famille d’un copain de son groupe, il y avait des gens qui s’appelaient comme lui. Un autre découvrait que … son père et sa mère s’appelaient comme lui. Un troisième commençait à se représenter des trajets et des itinéraires après avoir du emmener ses copains chez lui.
Etc.…


Un enfant qui s’était  toujours fait mettre à la porte supportait progressivement de rester à proximité du groupe sans participer à l’activité proposée. Un an et demi plus tard, il y exposerait une de ses premières demandes. Il ferait le dessin d’une maison pour dire que lui aussi il voulait faire une maison en terre ; or, il utiliserait une technique apprise 6 mois plus tôt, technique à côté de laquelle on pensait qu’il était passé.
Parallèlement à ce travail sur les réseaux, il fût demandé aux parents de rencontrer des éducateurs du groupe et un des psy régulièrement (tous les mois et demi environ).

Quand ces rencontres ont pu avoir lieu, c’est toujours cette adoption réciproque parents-enfant sourd qui fut travaillée, au gré des identifications qui permettaient le « Tu es mon fils », en passant par la reconnaissance de la différence, impliquant obligatoirement un travail faisant aller de la blessure narcissique au « pas tout » de la castration.

Et en réponse, ces enfants commençaient à interpeller avec leur voix leurs pères, mères, frères et sœurs etc.… Certains pouvaient déjà les désigner vocalement, mais rarement les interpeller. Quel travail d’identification pour un sourd que de produire un son qui va faire se retourner l’autre,   alors que lui-même ne s’entend pas le produire. Faut-il avoir idée que l’on va être un  tant soit peu entendu !
C’est ce qui arriva à notre papillon affolé. Six mois après la mise en place de ce Groupe Atelier, ce furent les vacances d’été.



Quand nous rencontrâmes ses parents après la rentrée de septembre, la maman était bouleversée. Elle avait entendu, pour la première fois de sa vie, sa fille l’appeler « maman ». Irma avait 12 ans !..
Tout alla très vite. Irma s’intéressa à la L.S.F. Elle commença à se mettre à l’ouvrage scolaire. Plusieurs mois passèrent.

C’est à ce moment-là que je rencontrais pour la deuxième fois Irma. Je devais, administration oblige, lui faire passer un test ; j’hésitais, poursuivie par mes mauvais souvenirs. Je risquais le coup. Irma vint, pas affolée, à l’aise dans la place de quelqu’un qui est interrogé, dans la place d’élève.

Mission accomplie. Je remercie Irma et lui dis que c’est fini.



Elle me dit: "Attends".


 … Va chercher le téléphone, qu’elle décroche, et tout en le tenant, fait le signe « ami », parle avec sa voix dedans, tout en me regardant, une parole incompréhensible bien sûr, mais pas fictive comme dans le temps. Je venais de m’adresser à elle en signes, témoignant de ce désir mis en œuvre dans l’institution, de reconnaître sa différence et sa particularité, et ce qu’elle me disait au téléphone, c’était qu’elle sourde et moi entendante, nous avions quelque chose à nous dire.




J’étais très émue, puisqu’elle reprenait nos échanges très exactement là où ils en étaient restés : avec le téléphone. Quelques années auparavant, il disait l’impossible rencontre ; aujourd’hui, il l’engageait.

Je proposais donc à Irma de nous revoir régulièrement, elle acquiesça volontiers.

Les séances qui suivirent, elle nous fit jouer plusieurs fois deux scènes : l’arrivée d’un enfant sourd dans une école pour sourds, et la situation de classe. Il fallait à chaque fois inverser les rôles. Je vous livre deux moments clés de ces échanges.

Je suis la mère. Je viens demander à Irma que je pense être le directeur, s’il veut bien accueillir mon enfant sourd. Je suis surprise par la rapidité de la réponse. Elle est catégorique. C’est non, il n’y a pas de place pour mon enfant sourd.
Alors, je rentre dans une colère noire, je tempête à force de gesticulations et d’explications en L.S.F.  Comment, c’est une école pour sourds, mon enfant est sourd, et il n’y a pas de place pour lui ici ? Ce n’est pas normal, etc…
Irma est aussi décontenancée par ma soudaine violence que je l’ai été par sa réponse. Une fois encore elle me dit « attends » et prend le téléphone ; je comprends alors qu’elle s’adresse au directeur qu’elle n’était  pas, ou qu’elle n’est plus, et plaide la cause de mon enfant. Souriante, elle raccroche et me dit «  c’est  d’accord, le directeur a dit oui ».



À qui avais-je donc affaire,
Peut-être une psychologue ?
Deuxième scénario : je suis élève, j’ai fait des conneries et je suis convoquée chez le directeur.
Je me surprends à être tout à fait comme le papillon d’antan (j’allais écrire « d’entends » !...), je gigote, je gueule, je suis renfrognée, je ne me laisse pas attraper. Le directeur alias Irma me fait asseoir, me croise les mains comme dans le signe « prison » et me demande d’écrire les mains ainsi liées, mon nom ! …
Je suis sidérée : les mains liées, comme elles le sont dans le mot « papillon » comme elles l’étaient pour cette petite fille sourde, elle dont les mains se délient aujourd’hui.



Là où ça s’est compliqué, c’est quand Irma m’a demandé d’échanger les rôles, comme nous en avions coutume, et m’a impérativement demandé que je l’oblige à écrire les mains « emprisonnées » : je ne pouvais pas, je ne voulais pas, c’était trop violent.
Mais il a bien fallu aller au bout pour que cette réminiscence devienne souvenir partagé.
J’étais, bien entendu, bouleversée.


Peu après, des vacances arrivèrent. Au retour, Irma me signifia clairement qu’elle ne voulait plus venir. Avions-nous bouclé quelque chose ? Il semblait bien. Irma papillonnait pour aller se poser là où il y avait pour elle de la rencontre et de la curiosité.

Les rencontres avec les parents d’Irma devenaient délicates. Ils faisaient état de leur projet de se séparer, et de faire coïncider le départ d’Irma dans une institution pour sourds plus âgés avec le moment de leur séparation. J’avais l’impression qu’on allait refaire le premier coup du téléphone : jeter le bébé avec l’eau du bain.

Entêtés dans notre intention d’aider tout ce monde, nous avons travaillé.


Aujourd’hui les parents d’Irma se sont séparés, mais celle-ci ne quittera l’établissement qu’en fin d’année  scolaire, normalement.
Au début, l’idée de la séparation l’a affolée au point qu’elle ne parlait plus que de ça à tout le monde. Grâce à une entente de tous, on lui a proposé de venir à sa guise m’en parler. Quelques mois plus tard, elle vivait à peu près en paix cet évènement.

Si les mains se séparent, c'est pour mieux se lier, et si elles se lient, c'est pour pouvoir se délier.

Comme la parole.


















Madame Tomate, un dimanche d'avril 1991


















Mais pourquoi Madame TOMATE?
Figurez-vous que c’est mon patronyme en sourd. Enfin, pas tout à fait, c’est plus exactement «Joues  rouges comme une tomate ».
Et pourquoi ça ? Parce que je rougis facilement ? Bien sûr.
Mais pas que pour ça.
Ça commence avant.

Un prénom, en sourd, je vous l’ai décrit au début, c’est un signe caractéristique de la personne, une description (« celle qui a maigri »), un détail (« les taches de rousseur »), une qualité (« le fort »), etc… c’est visuel.

Et comment vous visualiseriez TOMENO ? On peut toujours l’épeler, mais c’est vraiment trop long.
Eh bien, c’est étonnant : les sourds construisent un signe-patronymique associant à la fois l’articulation du nom par les lèvres.
Et une caractéristique de la personne (« qui rougit comme une tomate »).
Quant à moi j’aurai donc gagné un drôle de nom au moment où les mains d’Irma se déliaient. Ce qu’il fallait faire pour qu’elle vole, de ses propres ailes, vers ce qui lui semblerait bon, et qu’elle cesse d’errer et de se débattre comme dans un filet, exigeait que je m’habille d’un vêtement de sourd en acceptant d’être moi aussi nommée par les sourds.




  * Clémence BERGER: http://clemenceberger.jimdo.com/


** EPIC, Ecole de Psychiatrie Institutionnelle de La Chesnaie

HOMMAGE


HOMMAGE À JEAN-JACQUES MARTIN

Jean Jacques est parti. Il nous avait fait ses adieux le 26 février lors du vernissage de ses "Crobards" exposés à la librairie Veyssière. Il nous y a accueillis. Les textes qu'il a fait lire à Olivier Bordaçare ce soir là disaient cet au revoir vivant. Paradoxe. Ou plutôt façon de vivre sa vie vivant jusqu'au bout.

Jean-Jacques a travaillé 26 ans à la clinique de La Chesnaie, il y a assuré de longues années la tenue des séminaires de l'EPIC (École de Psychiatrie Institutionnelle de La Chesnaie).

Je lui dois ces Contes Psychanalytiques. Au cours d'un des séminaires de l'EPIC, j'avais présenté "Mademoiselle Papillon par Madame Tomate".  Jean-Jacques m'avait dit: "Il faudra que tu publies, ça pourrait s'appeler Contes Psychanalytiques". Le 26 février, je lui avais rappelé cette petite phrase, qui m'avait engagée dans un style d'écriture professionnelle. Je lui avais dit que les Contes Psychanalytiques existaient, et avaient trouvé accueil sur un blog. Il m'avait alors proposé de contacter un ami éditeur. Jean-Jacques était toujours là. Dans les jours qui ont suivi, échanges téléphoniques, messages sur le répondeur, courriels:  Jean-Jacques a été là jusqu'au bout, il l'a été pour chacun.

Merci.

Françoise Tomeno
17 avril 2012






MA VIE DANS LES CHÂTEAUX

Françoise Tomeno
Colloque « Les châteaux du social", XIXe-XXe siècles : Architecture, éducation, contraintes », Centre national d’études et de formation de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).

Château de Vaucresson (Yvelines)
26 novembre 2006


La princesse enchantée
LE CHATEAU GRIGNON


« J’arrive. Je suis une princesse qui arrive. J’arrive au Centre du monde, au Château Grignon, à Orly. Il se fait alors un grand silence, un silence surprenant dans ce Château, où, d’habitude, s’élèvent des voix d’enfants, pour chanter, pour crier, pour pleurer, pour rire. C’est le Choeur des Orphelins. Le Roi mon père leur a demandé de se taire momentanément, c’est-à-dire de ne pas chanter, parce que j’arrive.  C’est lui le Roi qui les a fait chanter, dans le Château, autour du piano. Une façon de dire la vie à la place de la survie, de ce qu’ils viennent de vivre, enfants cachés pendant ces quelques années de guerre.


Le Roi, mon père, c’est le directeur. Ma maman c’est la Reine ; et il y a déjà un petit prince qui a sept ans, mon frère ; et une petite princesse qui a tout juste treize mois, ma soeur. Les Orphelins l’appellent « Dibu ». L’histoire ne dit pas trop pourquoi, mais sans doute parce qu’elle dit assez souvent « à dibu », pour dire « debout ». C’est qu’elle est grande maintenant, et avec une petite sœur qui arrive, il faut affirmer sa grandeur. Les Orphelins aiment pousser la poussette de Dibu ; ils diront, devenus grands, que c’est grâce à elle, avec le besoin qu’elle avait d’eux (pour pousser la poussette, et tout le reste de la tendresse), qu’ils ont retrouvé le goût à la vie, et à la famille.


Le Chœur des Orphelins  dort dans le château, tout comme la famille royale. Les Orphelins vont à l’école avec le petit prince. Leurs parents, pour beaucoup d’entre eux, sont partis pour les camps de la mort, et ne sont jamais revenus d’Auschwitz, par ce que juifs. Les parents des autres ont aussi été déportés, ou fusillés, parce que résistants, communistes.


Le Chœur des Orphelins m’accueille avec un silence respectueux d’abord, puis, tout doucement, il se remet à chanter, sous la direction de mon papa le Roi. Ils m’offrent un berceau de chant. Ma maman chante aussi, merveilleusement, comme toute sa famille.


Bref, je me trouve enchantée comme par un sort, qui ne s’est toujours pas délié, puisque aujourd’hui, vieille princesse sur le retour, je chante toujours. Et comme j’aime, lors des concerts, porter mes robes de princesse !


Parce qu’aujourd’hui aussi, à deux ans de la retraite, je travaille toujours dans un château, avec des enfants, et que je n’ai jamais cessé de le faire.


C’est ainsi que la place du Château devint, pour la princesse, le Centre du monde.  « Le Centre », ce n’est pas comme ça qu’on appelait les établissements qui accueillaient des enfants, il n’y a encore pas si longtemps? Celui-là était un centre de l’association « Le COSOR », Comité des Oeuvres Sociales  de la Résistance.


Les Orphelins grandissent. Le Roi, la Reine, leurs trois enfants, et les Orphelins changent de château, et habitent pendant quelque temps dans une demeure à Saint Germain en Laye. Le temps pour les Orphelins de faire leurs adieux à la famille royale (« Adieu » est un bien grand mot, Ils finiront par se regrouper en Association et inviteront régulièrement la famille royale à leurs retrouvailles).


Le Roi se retrouve avec une grande maison, et décide d’y accueillir d’autres enfants, « des caractériels et prédélinquants ».


Le Roi emmène alors plusieurs fois sa petite famille à la campagne. Il s’est toqué d’un lieu qui s’appelle  Mettray.


La cour déménage
Les princesses découvrent que dans les châteaux, il y a aussi des cachots
METTRAY


« Voilà : j’ai sept ans maintenant. La grande princesse, ma sœur, en a huit. Le petit prince n’est plus petit, il a quatorze ans. Ça craint un peu dans la famille royale, et la Reine notre mère pleure des fois. Il paraît que le Roi notre père veut absolument aller habiter à la campagne avec encore d’autres enfants, des nouveaux. Là-bas, à Mettray ; vous savez, là où le Roi a déjà emmené sa famille plusieurs fois en vacances. La Reine dit « qu’elle ne veut pas aller s’enterrer dans ce trou perdu ». Le petit-prince-qui-n’est-plus-petit ne dit rien mais n’en pense pas moins, et ça l’enquiquine carrément de quitter ses copains et ses copines, et son équipe de scouts, et tout et tout. Les princesses, elles, rêvent en secret de nouveaux territoires, elles se sont déjà approprié les lieux pendant les fameuses vacances. C’est vrai qu’à force de passer d’un château à l’autre, on a cette idée paradoxale que tous les châteaux sont à nous, et pas vraiment. Je m’explique : on peut être partout chez soi sans rien posséder.


Bon, finalement, après plusieurs mois de discussion entre le Roi et la Reine, la Cour déménage.  « La Cour ? Mais vous n’avez encore jamais employé ce mot-là, princesse ! »


Attendez que je vous explique. C’est à cause de ma tantirelirelire.


???
« J’ai un beau château ma tantirelirelire, 
J’ai un beau château, ma tantirelirelo »


Depuis quelque temps, à la cour du Roi, à Saint Germain en Laye, il y avait sa tante, la sœur de sa maman. Elle s’appelle Flora. Elle n’a pas eu de chance, Flora. Son mari et son fils sont morts à Auschwitz. Comme les parents des Orphelins. Ils étaient dans la Résistance à ce qu’il paraît. Le Roi, à qui la Reine avait dit qu’elle trouvait que c’était une bonne idée, a proposé à sa-tante-la-sœur-de-sa-mère de venir travailler au Château. Elle s’occuperait du linge des Orphelins, avec d’autres dames. Ma tantirelirelire a aussi trouvé que c’était une bonne idée. Et puis comme ça, l’air de rien, elle pourrait aussi s’occuper des enfants du Roi et de la Reine.


Donc, ma tantirelirelire déménage aussi.


« Le notre est plus beau, ma tantirelirelire,
Le notre est plus beau, ma tantirelirelo »


Ben ça c’est pas difficile qu’il soit plus beau le vôtre, de château, vu que Mettray, c’est pas un château.


Quoique ?


Il y a pourtant bien la place, du château....


Très grande. À l’endroit où il devrait y avoir le château, au fond, il y a une église. Très particulière, l’église. On voit son clocher d’assez loin. 


Ce qui tient lieu de château, au début, à la famille royale, c’est un des deux grands bâtiments, juste avant la place du Château où il n’y a pas de château. Après ça, la famille royale s’installera dans la petite maison tout à fait à l’entrée de la grande allée (celle des marronniers dont l’odeur est si bien célébrée par Jean Genêt).


Pour l’instant, les petites princesses, qui ont fini par attraper huit et neuf ans, explorent leur nouveau territoire. Elles ne s’aventurent sur la place de l’Eglise que pour la traverser. Trop à découvert pour en faire un terrain de jeu. On vous voit de partout. Et puis on raconte de drôles d’histoires sur cet endroit. Des enfants auraient habité là, dans les maisons qui entourent la place. Elles y vont, voient sans trop bien comprendre les crochets qui servaient à accrocher les hamacs le soir. Elles vont aussi à travers champs, avec, dans les oreilles, des histoires racontées par la mère Déan. La mère Déan, son mari il était surveillant à  « La Colonie »; il allait parfois dans les champs à la poursuite des petits colons évadés.  Il y allait avec son fusil. Quant elle chante aujourd’hui « La chasse à l’enfant », de Jacques Prévert, la princesse, elle a de sacrés frissons dans le dos.


 Et puis aussi, dans un coffre, dans le bureau du Roi, elles savent qu’il y  a des menottes, et puis un drôle de truc qu’on mettait sur les mains pour faire mal aux enfants.


Bureau ?


Monsieur Bureau. La petite princesse devenue grande se souvient. Quand elle venait en vacances ici, avant, il y avait des gens qui étaient là, dans les deux grandes maisons. Il y avait Monsieur Bureau, même. C’était comme un autre Roi, un directeur quoi, mais sans enfants. Il semblait les attendre, les enfants; des orphelins aussi, « d’Auteuil », on disait. C’est pas pour dire, mais l’orphelin, la petite princesse, elle avait l’impression que c’était plutôt lui.


Où en étais-je ? Ah oui ! Les drôles de truc dans le bureau du Roi. Ce qui était bizarre, c’était d’essayer de faire tenir ensemble  l’enthousiasme du Roi pour venir à Mettray, et la découverte des menottes et des instruments de torture (comment appeler ça autrement ?)


Pendant ce temps-là, la Reine avait mis au monde un autre petit prince. Lorsque celui-ci eut un peu beaucoup grandi, c’est-à-dire quand il attrapa au vol ses sept huit ans qui passaient à toute vitesse, il fut pris de la même frénésie que ses sœurs pour découvrir les lieux et fureter partout. Et lui, il trouva, avec ses copains du village, l’introuvable, l’innommable : les cachots.


Mais qu’est-ce qu’il lui a pris, au Roi, de venir dans un endroit pareil ? Lui qui respecte tant les enfants, qui a un tel sens de cette vie commune, voire communautaire ?


Lui qui accueille ici, dans un IMPro, d’autres enfants ?


La petite princesse saura plus tard, en travaillant, pendant sa psychanalyse, sur les quelques archives qui étaient dans le coffre du bureau du directeur, que cet endroit, avant d’être une Colonie Pénitentiaire, avait été une Colonie Agricole, et que son père était plein d’admiration pour ce premier projet et pour son auteur, Frédéric Auguste de Metz.


Entre temps, le Roi son père eut la mauvaise idée de mourir, laissant le soin à la Reine de continuer d’élever leurs enfants, et « d’assurer l’intérim », comme on dit, le temps qu’on trouve un autre directeur. Ça dura un bon moment. La Reine, qui ne s’était jamais occupée des comptes familiaux, mais qui était toujours la meilleure au Monopoly, mena de front les finances du Centre, et celles de la famille. Les femmes de directeur ont drôlement assuré en ce temps-là.


La petite princesse, qui était  devenue grande, continuait de rêver qu’elle pourrait épouser l’un des éducateurs qui travaillait avec son père quand il était mort. À ce moment-là, il lui avait fallu choisir un métier. Elle avait beaucoup hésité, à faire éducatrice ou bien psychologue. Ce fut psychologue, à cause de Madame Gilles, psychologue, et épouse de Monsieur Gilles, directeur du Colombier à Saint Barthélémy d’Anjou. C’étaient des amis de son père. Madame Gilles était très belle.


La guerre Picrocholine.
SEUILLY


Le Roi, quand il n’était pas encore mort, connaissait d’autres rois de la région, qui accueillaient eux aussi des enfants dans leurs châteaux. La princesse avait souvent entendu parler de l’un d’entre eux, le Roi du Coudray-Montpensier. Comme elle était en train de devenir psychologue, elle eut envie de faire un stage. Alors elle se dit :  « Je pourrais aller chez l’ami de mon père » (elle croyait que tous les rois que connaissait son père étaient ses amis, un peu comme la même famille ; c’était sans doute un peu vrai, mais pas complètement).


Quand elle arriva sur la place du château, elle vit un psychiatre qui jouait au foot avec des enfants débiles profonds et des éducateurs. Elle en fut fort étonnée, convaincue que les psychiatres ne vivaient que dans des bureaux. Les enfants, eux, vivaient dans le château, avec le directeur. Les éducateurs avaient des chambres dans les combles.


Dans les dépendances, là où il y avait des bureaux, le psychiatre n’occupait pas le sien ; il faisait des groupes de parole avec des enfants qui ne parlaient pas, les éducateurs faisaient des groupes de parole avec le psychiatre, mais ne savaient pas comment la prendre, la parole, même que le psychiatre avait dit qu’il finirait par leur faire payer leurs silences.


La princesse, intriguée, décida de demander au directeur si elle pouvait venir travailler dans son Château, avec les éducateurs embarrassés, le psychiatre  bizarre, et les enfants qui étaient, quand elle est rentrée dans le château, débiles profonds, et quand elle en est ressortie, psychotiques (par un incroyable tour de passe-passe, ils s’étaient transformés. Il y avait, paraît-il, un rapport, avec quelque chose que son père avait failli faire, dont elle avait entendu parler, entre autres, à l’Université, et qui s’appelait la Psychanalyse ).


Le Roi, qui était peut-être l’ami de son père mais peut-être pas, dit : « oui ». Elle fut très contente, et en plus elle gagna de l’argent, ce qui n’était pas très désagréable. On était en 1968.


Lorsqu’elle embaucha au Château, elle s’aperçut que ce Roi avait lui aussi sa famille Royale qui travaillait au château : sa femme, le frère de sa femme et son chien (qui mangeait des fois les pilules des enfants), la femme du frère de sa femme (vous me suivez ? c’est un peu compliqué les familles royales).


Les enfants qui n’étaient plus débiles, les éducateurs et les psychologues qui osaient penser et prendre la parole, ça lui faisait à la fois un peu la trouille, à la princesse, et en même temps, elle trouvait ça rigolo ; il y avait de l’amusement et de la poésie dans tout ça. Ça ressemblait à Rabelais, à ses histoires de Gargantua et de Pantagruel. Ça tombait bien, vu que le Château du Coudray-Montpensier était sur la commune de Seuilly, à une petite encablure de Lerné, où avait habité François Rabelais ; tout près de Panzoult et de sa Sibille, qui interprétait les rêves. Bref, au pays de la Guerre Picrocholine. De la guerre, il y en avait dans ce château-là. Mais c’était une guerre sans victimes, un peu comme chez certaines tribus d’Indiens d’Amérique du Nord. Une guerre pour dire. La parole avait du sens, en ce temps-là, et ça palabrait. Elle découvrit l’intérêt des conflits et des désaccords, et de la parole qui permettait non pas de les résoudre, mais de faire avec, et de garder de l’estime pour les autres, malgré ça (aujourd’hui, on n’arrête pas de parler de l’estime de soi, la princesse en est toute chamboulée, ses amis aussi).


Le psychiatre proposa même la création d’une commission des conflits.


La place du château devint pour la princesse la place de la parole, de l’humour, de l’invention et de la création, et la découverte de la folie.


Le château des fous.
Le roi n’est pas mon cousin
Ou comment on se déprincise
LABORDE


Pendant qu’elle travaillait au château de Seuilly, la princesse voyagea souvent avec ses amis. Elle allait par monts et par vaux, dans des véhicules antiques et chaleureux. Ella allait aux réunions des Collèges de Psychiatrie. La route passait assez souvent par un autre château, un des châteaux des Fous de la région. C’était le château de Laborde. La princesse se prit d’affection pour ce château, et, des années plus tard, après y avoir trouvé son psychanalyste, elle eut l’idée d’y faire un stage. C’est qu’elle s’était toquée de la Psychothérapie Institutionnelle.


Pendant son stage, elle proposa un atelier pâtisseries. Une fois terminés, les gâteaux étaient transportés par les pensionnaires de l’atelier dans différents endroits de la clinique. Un jour, lors d’une réunion, il fut question des gâteaux et de l’atelier ; et quelle ne fut pas la surprise de la princesse de découvrir que certains gâteaux n’arrivaient pas à leurs destinataires, en particulier à la lingerie, dans les dépendances ? (« Ah  ma tantirelirelire »).


Mai où passaient les gâteaux ?
Ils  allaient tous au château.


Cela plongea la princesse dans une nouvelle  réflexion sur le Centre du monde…


Elle fut bien embarrassée de découvrir que le Roi de ce château avait lui aussi deux filles, qui travaillaient elles aussi dans le domaine ; ça lui posa quelques problèmes identificatoires.


La princesse fit encore une fois la même chose, ça devenait une manie, et demanda au Roi si elle pouvait venir travailler là. Le Roi, qui n’était ni l’ami de son père, ni son cousin, dit : « oui ».


Elle essaya plusieurs fois de faire un plan du domaine du château, Au centre, il y avait toujours le Château. Mais ce n’était plus comme à Orly, à Mettray, ou à Seuilly. Il y avait des espaces cachés au regard, des espaces qu’elle n’avait jamais explorés. Quand elle faisait ses plans, les chemins ne se rencontraient pas là où ils auraient dû, il y avait des bouts qui se perdaient dans une nature indéfinie. « Tiens, se dit-elle, c’est comme dans la psychose ». Ça la faisait rire, tout de même, la princesse, qui commençait à comprendre qu’elle ne l’était pas.


Pendant ce temps-là en effet, elle rencontrait son psychanalyste trois fois par semaine, et découvrait qu’en fait, le Roi n’était pas un roi, que son père ne l’était pas non plus, et qu’elle n’était pas si princesse que ça. Elle se mit alors à chanter encore plus souvent que d’habitude pour pouvoir faire la princesse qu’elle n’était plus, pendant les concerts, avec ses belles robes.


LA LETTRE À ELISE
Après avoir chanté tout l’été, la princesse déchante
BEAU-SITE


« Chère Elise Dreux,


voici trente huit ans que je travaille dans votre château de Beau-Site. Vous le fîtes construire,   il y a très longtemps, pour en faire un Préventorium. Puis il y eut la guerre, et plus tard, on y installa des enfants qui ne voyaient pas bien ou pas du tout, et d’autres qui n’entendaient pas bien ou pas du tout. Peu après que j’aie commencé à travailler dans les dépendances de votre château, c’est-à-dire des préfabriqués, il souffla un vent de petite révolution sur la place. On y circula différemment, on y parla différemment. On réinventait, sans le savoir, la transversalité chère à Félix Guatarri : on quittait une fois par semaine les fonctions habituelles, et on proposait aux enfants des ateliers dits « d’expression ». Le psychiatre de l’époque y animait des groupes de parole avec les professionnels. Je retrouvais mes racines.


Puis vint le temps de la noblesse des Psys, à qui fut échu de s’installer au château. Une vraie vie de château, avec de l’espace, de la confidentialité pour les enfants. Je redécouvrais, dans cet endroit qui n’avait pas été fait pour ça, la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle, le travail de réflexion, et je faisais mes premières armes dans l’écriture et les communications à des colloques. La richesse était aussi celle des échanges avec les équipes. On pouvait, en travaillant bien comme ça, soigner un enfant psychotique sans une seule séance de psychothérapie : rien que du soin partagé.


Nous eûmes à vivre des guerres, celle de la Langue des Signes, celle des désaccords inhérents aux groupes humains, avec leur cortège de prestance, de rivalités. Elles ne firent pas de morts. Elles n’empêchèrent pas de travailler.


Un nouveau bâtiment sortit de terre, si grand qu’on dirait maintenant que c’est le château qui en est les dépendances. Les Psys quittèrent le château, les enfants fous y entrèrent par la grande porte. C’était plutôt une bonne idée.


Aujourd’hui, il souffle dans tout le grand pays de France, une sorte de tempête, peut-être même un cyclone. Je sais bien que je ne suis pas princesse. Mais j’aimerais, comme les enfants qui rêvent, avoir « des pouvoirs », pour empêcher la tempête d’anéantir l’idée de l’homme qui m’a été transmise. Empêcher que les enfants deviennent des objets à rafistoler, prothétiser, rééduquer, adapter. Je voudrais avoir le pouvoir de maintenir vivant les rêves et la poésie.


Je voudrais que le vent qui souffla dans les coursives des châteaux nous ébouriffe encore les cheveux et les pensées, les nôtres, et ceux des enfants avec lesquels nous continuons de vivre.


Mais, qu’on se le dise, je ne suis pas princesse.