Françoise Tomeno
Colloque « Les châteaux du social", XIXe-XXe siècles : Architecture, éducation, contraintes », Centre national d’études et de formation de la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ).
Château de Vaucresson (Yvelines)
26 novembre 2006
La princesse enchantée
LE CHATEAU GRIGNON
« J’arrive. Je suis une princesse qui arrive. J’arrive au Centre du monde, au Château Grignon, à Orly. Il se fait alors un grand silence, un silence surprenant dans ce Château, où, d’habitude, s’élèvent des voix d’enfants, pour chanter, pour crier, pour pleurer, pour rire. C’est le Choeur des Orphelins. Le Roi mon père leur a demandé de se taire momentanément, c’est-à-dire de ne pas chanter, parce que j’arrive. C’est lui le Roi qui les a fait chanter, dans le Château, autour du piano. Une façon de dire la vie à la place de la survie, de ce qu’ils viennent de vivre, enfants cachés pendant ces quelques années de guerre.
Le Roi, mon père, c’est le directeur. Ma maman c’est la Reine ; et il y a déjà un petit prince qui a sept ans, mon frère ; et une petite princesse qui a tout juste treize mois, ma soeur. Les Orphelins l’appellent « Dibu ». L’histoire ne dit pas trop pourquoi, mais sans doute parce qu’elle dit assez souvent « à dibu », pour dire « debout ». C’est qu’elle est grande maintenant, et avec une petite sœur qui arrive, il faut affirmer sa grandeur. Les Orphelins aiment pousser la poussette de Dibu ; ils diront, devenus grands, que c’est grâce à elle, avec le besoin qu’elle avait d’eux (pour pousser la poussette, et tout le reste de la tendresse), qu’ils ont retrouvé le goût à la vie, et à la famille.
Le Chœur des Orphelins dort dans le château, tout comme la famille royale. Les Orphelins vont à l’école avec le petit prince. Leurs parents, pour beaucoup d’entre eux, sont partis pour les camps de la mort, et ne sont jamais revenus d’Auschwitz, par ce que juifs. Les parents des autres ont aussi été déportés, ou fusillés, parce que résistants, communistes.
Le Chœur des Orphelins m’accueille avec un silence respectueux d’abord, puis, tout doucement, il se remet à chanter, sous la direction de mon papa le Roi. Ils m’offrent un berceau de chant. Ma maman chante aussi, merveilleusement, comme toute sa famille.
Bref, je me trouve enchantée comme par un sort, qui ne s’est toujours pas délié, puisque aujourd’hui, vieille princesse sur le retour, je chante toujours. Et comme j’aime, lors des concerts, porter mes robes de princesse !
Parce qu’aujourd’hui aussi, à deux ans de la retraite, je travaille toujours dans un château, avec des enfants, et que je n’ai jamais cessé de le faire.
C’est ainsi que la place du Château devint, pour la princesse, le Centre du monde. « Le Centre », ce n’est pas comme ça qu’on appelait les établissements qui accueillaient des enfants, il n’y a encore pas si longtemps? Celui-là était un centre de l’association « Le COSOR », Comité des Oeuvres Sociales de la Résistance.
Les Orphelins grandissent. Le Roi, la Reine, leurs trois enfants, et les Orphelins changent de château, et habitent pendant quelque temps dans une demeure à Saint Germain en Laye. Le temps pour les Orphelins de faire leurs adieux à la famille royale (« Adieu » est un bien grand mot, Ils finiront par se regrouper en Association et inviteront régulièrement la famille royale à leurs retrouvailles).
Le Roi se retrouve avec une grande maison, et décide d’y accueillir d’autres enfants, « des caractériels et prédélinquants ».
Le Roi emmène alors plusieurs fois sa petite famille à la campagne. Il s’est toqué d’un lieu qui s’appelle Mettray.
La cour déménage
Les princesses découvrent que dans les châteaux, il y a aussi des cachots
METTRAY
« Voilà : j’ai sept ans maintenant. La grande princesse, ma sœur, en a huit. Le petit prince n’est plus petit, il a quatorze ans. Ça craint un peu dans la famille royale, et la Reine notre mère pleure des fois. Il paraît que le Roi notre père veut absolument aller habiter à la campagne avec encore d’autres enfants, des nouveaux. Là-bas, à Mettray ; vous savez, là où le Roi a déjà emmené sa famille plusieurs fois en vacances. La Reine dit « qu’elle ne veut pas aller s’enterrer dans ce trou perdu ». Le petit-prince-qui-n’est-plus-petit ne dit rien mais n’en pense pas moins, et ça l’enquiquine carrément de quitter ses copains et ses copines, et son équipe de scouts, et tout et tout. Les princesses, elles, rêvent en secret de nouveaux territoires, elles se sont déjà approprié les lieux pendant les fameuses vacances. C’est vrai qu’à force de passer d’un château à l’autre, on a cette idée paradoxale que tous les châteaux sont à nous, et pas vraiment. Je m’explique : on peut être partout chez soi sans rien posséder.
Bon, finalement, après plusieurs mois de discussion entre le Roi et la Reine, la Cour déménage. « La Cour ? Mais vous n’avez encore jamais employé ce mot-là, princesse ! »
Attendez que je vous explique. C’est à cause de ma tantirelirelire.
???
« J’ai un beau château ma tantirelirelire,
J’ai un beau château, ma tantirelirelo »
Depuis quelque temps, à la cour du Roi, à Saint Germain en Laye, il y avait sa tante, la sœur de sa maman. Elle s’appelle Flora. Elle n’a pas eu de chance, Flora. Son mari et son fils sont morts à Auschwitz. Comme les parents des Orphelins. Ils étaient dans la Résistance à ce qu’il paraît. Le Roi, à qui la Reine avait dit qu’elle trouvait que c’était une bonne idée, a proposé à sa-tante-la-sœur-de-sa-mère de venir travailler au Château. Elle s’occuperait du linge des Orphelins, avec d’autres dames. Ma tantirelirelire a aussi trouvé que c’était une bonne idée. Et puis comme ça, l’air de rien, elle pourrait aussi s’occuper des enfants du Roi et de la Reine.
Donc, ma tantirelirelire déménage aussi.
« Le notre est plus beau, ma tantirelirelire,
Le notre est plus beau, ma tantirelirelo »
Ben ça c’est pas difficile qu’il soit plus beau le vôtre, de château, vu que Mettray, c’est pas un château.
Quoique ?
Il y a pourtant bien la place, du château....
Très grande. À l’endroit où il devrait y avoir le château, au fond, il y a une église. Très particulière, l’église. On voit son clocher d’assez loin.
Ce qui tient lieu de château, au début, à la famille royale, c’est un des deux grands bâtiments, juste avant la place du Château où il n’y a pas de château. Après ça, la famille royale s’installera dans la petite maison tout à fait à l’entrée de la grande allée (celle des marronniers dont l’odeur est si bien célébrée par Jean Genêt).
Pour l’instant, les petites princesses, qui ont fini par attraper huit et neuf ans, explorent leur nouveau territoire. Elles ne s’aventurent sur la place de l’Eglise que pour la traverser. Trop à découvert pour en faire un terrain de jeu. On vous voit de partout. Et puis on raconte de drôles d’histoires sur cet endroit. Des enfants auraient habité là, dans les maisons qui entourent la place. Elles y vont, voient sans trop bien comprendre les crochets qui servaient à accrocher les hamacs le soir. Elles vont aussi à travers champs, avec, dans les oreilles, des histoires racontées par la mère Déan. La mère Déan, son mari il était surveillant à « La Colonie »; il allait parfois dans les champs à la poursuite des petits colons évadés. Il y allait avec son fusil. Quant elle chante aujourd’hui « La chasse à l’enfant », de Jacques Prévert, la princesse, elle a de sacrés frissons dans le dos.
Et puis aussi, dans un coffre, dans le bureau du Roi, elles savent qu’il y a des menottes, et puis un drôle de truc qu’on mettait sur les mains pour faire mal aux enfants.
Bureau ?
Monsieur Bureau. La petite princesse devenue grande se souvient. Quand elle venait en vacances ici, avant, il y avait des gens qui étaient là, dans les deux grandes maisons. Il y avait Monsieur Bureau, même. C’était comme un autre Roi, un directeur quoi, mais sans enfants. Il semblait les attendre, les enfants; des orphelins aussi, « d’Auteuil », on disait. C’est pas pour dire, mais l’orphelin, la petite princesse, elle avait l’impression que c’était plutôt lui.
Où en étais-je ? Ah oui ! Les drôles de truc dans le bureau du Roi. Ce qui était bizarre, c’était d’essayer de faire tenir ensemble l’enthousiasme du Roi pour venir à Mettray, et la découverte des menottes et des instruments de torture (comment appeler ça autrement ?)
Pendant ce temps-là, la Reine avait mis au monde un autre petit prince. Lorsque celui-ci eut un peu beaucoup grandi, c’est-à-dire quand il attrapa au vol ses sept huit ans qui passaient à toute vitesse, il fut pris de la même frénésie que ses sœurs pour découvrir les lieux et fureter partout. Et lui, il trouva, avec ses copains du village, l’introuvable, l’innommable : les cachots.
Mais qu’est-ce qu’il lui a pris, au Roi, de venir dans un endroit pareil ? Lui qui respecte tant les enfants, qui a un tel sens de cette vie commune, voire communautaire ?
Lui qui accueille ici, dans un IMPro, d’autres enfants ?
La petite princesse saura plus tard, en travaillant, pendant sa psychanalyse, sur les quelques archives qui étaient dans le coffre du bureau du directeur, que cet endroit, avant d’être une Colonie Pénitentiaire, avait été une Colonie Agricole, et que son père était plein d’admiration pour ce premier projet et pour son auteur, Frédéric Auguste de Metz.
Entre temps, le Roi son père eut la mauvaise idée de mourir, laissant le soin à la Reine de continuer d’élever leurs enfants, et « d’assurer l’intérim », comme on dit, le temps qu’on trouve un autre directeur. Ça dura un bon moment. La Reine, qui ne s’était jamais occupée des comptes familiaux, mais qui était toujours la meilleure au Monopoly, mena de front les finances du Centre, et celles de la famille. Les femmes de directeur ont drôlement assuré en ce temps-là.
La petite princesse, qui était devenue grande, continuait de rêver qu’elle pourrait épouser l’un des éducateurs qui travaillait avec son père quand il était mort. À ce moment-là, il lui avait fallu choisir un métier. Elle avait beaucoup hésité, à faire éducatrice ou bien psychologue. Ce fut psychologue, à cause de Madame Gilles, psychologue, et épouse de Monsieur Gilles, directeur du Colombier à Saint Barthélémy d’Anjou. C’étaient des amis de son père. Madame Gilles était très belle.
La guerre Picrocholine.
SEUILLY
Le Roi, quand il n’était pas encore mort, connaissait d’autres rois de la région, qui accueillaient eux aussi des enfants dans leurs châteaux. La princesse avait souvent entendu parler de l’un d’entre eux, le Roi du Coudray-Montpensier. Comme elle était en train de devenir psychologue, elle eut envie de faire un stage. Alors elle se dit : « Je pourrais aller chez l’ami de mon père » (elle croyait que tous les rois que connaissait son père étaient ses amis, un peu comme la même famille ; c’était sans doute un peu vrai, mais pas complètement).
Quand elle arriva sur la place du château, elle vit un psychiatre qui jouait au foot avec des enfants débiles profonds et des éducateurs. Elle en fut fort étonnée, convaincue que les psychiatres ne vivaient que dans des bureaux. Les enfants, eux, vivaient dans le château, avec le directeur. Les éducateurs avaient des chambres dans les combles.
Dans les dépendances, là où il y avait des bureaux, le psychiatre n’occupait pas le sien ; il faisait des groupes de parole avec des enfants qui ne parlaient pas, les éducateurs faisaient des groupes de parole avec le psychiatre, mais ne savaient pas comment la prendre, la parole, même que le psychiatre avait dit qu’il finirait par leur faire payer leurs silences.
La princesse, intriguée, décida de demander au directeur si elle pouvait venir travailler dans son Château, avec les éducateurs embarrassés, le psychiatre bizarre, et les enfants qui étaient, quand elle est rentrée dans le château, débiles profonds, et quand elle en est ressortie, psychotiques (par un incroyable tour de passe-passe, ils s’étaient transformés. Il y avait, paraît-il, un rapport, avec quelque chose que son père avait failli faire, dont elle avait entendu parler, entre autres, à l’Université, et qui s’appelait la Psychanalyse ).
Le Roi, qui était peut-être l’ami de son père mais peut-être pas, dit : « oui ». Elle fut très contente, et en plus elle gagna de l’argent, ce qui n’était pas très désagréable. On était en 1968.
Lorsqu’elle embaucha au Château, elle s’aperçut que ce Roi avait lui aussi sa famille Royale qui travaillait au château : sa femme, le frère de sa femme et son chien (qui mangeait des fois les pilules des enfants), la femme du frère de sa femme (vous me suivez ? c’est un peu compliqué les familles royales).
Les enfants qui n’étaient plus débiles, les éducateurs et les psychologues qui osaient penser et prendre la parole, ça lui faisait à la fois un peu la trouille, à la princesse, et en même temps, elle trouvait ça rigolo ; il y avait de l’amusement et de la poésie dans tout ça. Ça ressemblait à Rabelais, à ses histoires de Gargantua et de Pantagruel. Ça tombait bien, vu que le Château du Coudray-Montpensier était sur la commune de Seuilly, à une petite encablure de Lerné, où avait habité François Rabelais ; tout près de Panzoult et de sa Sibille, qui interprétait les rêves. Bref, au pays de la Guerre Picrocholine. De la guerre, il y en avait dans ce château-là. Mais c’était une guerre sans victimes, un peu comme chez certaines tribus d’Indiens d’Amérique du Nord. Une guerre pour dire. La parole avait du sens, en ce temps-là, et ça palabrait. Elle découvrit l’intérêt des conflits et des désaccords, et de la parole qui permettait non pas de les résoudre, mais de faire avec, et de garder de l’estime pour les autres, malgré ça (aujourd’hui, on n’arrête pas de parler de l’estime de soi, la princesse en est toute chamboulée, ses amis aussi).
Le psychiatre proposa même la création d’une commission des conflits.
La place du château devint pour la princesse la place de la parole, de l’humour, de l’invention et de la création, et la découverte de la folie.
Le château des fous.
Le roi n’est pas mon cousin
Ou comment on se déprincise
LABORDE
Pendant qu’elle travaillait au château de Seuilly, la princesse voyagea souvent avec ses amis. Elle allait par monts et par vaux, dans des véhicules antiques et chaleureux. Ella allait aux réunions des Collèges de Psychiatrie. La route passait assez souvent par un autre château, un des châteaux des Fous de la région. C’était le château de Laborde. La princesse se prit d’affection pour ce château, et, des années plus tard, après y avoir trouvé son psychanalyste, elle eut l’idée d’y faire un stage. C’est qu’elle s’était toquée de la Psychothérapie Institutionnelle.
Pendant son stage, elle proposa un atelier pâtisseries. Une fois terminés, les gâteaux étaient transportés par les pensionnaires de l’atelier dans différents endroits de la clinique. Un jour, lors d’une réunion, il fut question des gâteaux et de l’atelier ; et quelle ne fut pas la surprise de la princesse de découvrir que certains gâteaux n’arrivaient pas à leurs destinataires, en particulier à la lingerie, dans les dépendances ? (« Ah ma tantirelirelire »).
Mai où passaient les gâteaux ?
Ils allaient tous au château.
Cela plongea la princesse dans une nouvelle réflexion sur le Centre du monde…
Elle fut bien embarrassée de découvrir que le Roi de ce château avait lui aussi deux filles, qui travaillaient elles aussi dans le domaine ; ça lui posa quelques problèmes identificatoires.
La princesse fit encore une fois la même chose, ça devenait une manie, et demanda au Roi si elle pouvait venir travailler là. Le Roi, qui n’était ni l’ami de son père, ni son cousin, dit : « oui ».
Elle essaya plusieurs fois de faire un plan du domaine du château, Au centre, il y avait toujours le Château. Mais ce n’était plus comme à Orly, à Mettray, ou à Seuilly. Il y avait des espaces cachés au regard, des espaces qu’elle n’avait jamais explorés. Quand elle faisait ses plans, les chemins ne se rencontraient pas là où ils auraient dû, il y avait des bouts qui se perdaient dans une nature indéfinie. « Tiens, se dit-elle, c’est comme dans la psychose ». Ça la faisait rire, tout de même, la princesse, qui commençait à comprendre qu’elle ne l’était pas.
Pendant ce temps-là en effet, elle rencontrait son psychanalyste trois fois par semaine, et découvrait qu’en fait, le Roi n’était pas un roi, que son père ne l’était pas non plus, et qu’elle n’était pas si princesse que ça. Elle se mit alors à chanter encore plus souvent que d’habitude pour pouvoir faire la princesse qu’elle n’était plus, pendant les concerts, avec ses belles robes.
LA LETTRE À ELISE
Après avoir chanté tout l’été, la princesse déchante
BEAU-SITE
« Chère Elise Dreux,
voici trente huit ans que je travaille dans votre château de Beau-Site. Vous le fîtes construire, il y a très longtemps, pour en faire un Préventorium. Puis il y eut la guerre, et plus tard, on y installa des enfants qui ne voyaient pas bien ou pas du tout, et d’autres qui n’entendaient pas bien ou pas du tout. Peu après que j’aie commencé à travailler dans les dépendances de votre château, c’est-à-dire des préfabriqués, il souffla un vent de petite révolution sur la place. On y circula différemment, on y parla différemment. On réinventait, sans le savoir, la transversalité chère à Félix Guatarri : on quittait une fois par semaine les fonctions habituelles, et on proposait aux enfants des ateliers dits « d’expression ». Le psychiatre de l’époque y animait des groupes de parole avec les professionnels. Je retrouvais mes racines.
Puis vint le temps de la noblesse des Psys, à qui fut échu de s’installer au château. Une vraie vie de château, avec de l’espace, de la confidentialité pour les enfants. Je redécouvrais, dans cet endroit qui n’avait pas été fait pour ça, la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle, le travail de réflexion, et je faisais mes premières armes dans l’écriture et les communications à des colloques. La richesse était aussi celle des échanges avec les équipes. On pouvait, en travaillant bien comme ça, soigner un enfant psychotique sans une seule séance de psychothérapie : rien que du soin partagé.
Nous eûmes à vivre des guerres, celle de la Langue des Signes, celle des désaccords inhérents aux groupes humains, avec leur cortège de prestance, de rivalités. Elles ne firent pas de morts. Elles n’empêchèrent pas de travailler.
Un nouveau bâtiment sortit de terre, si grand qu’on dirait maintenant que c’est le château qui en est les dépendances. Les Psys quittèrent le château, les enfants fous y entrèrent par la grande porte. C’était plutôt une bonne idée.
Aujourd’hui, il souffle dans tout le grand pays de France, une sorte de tempête, peut-être même un cyclone. Je sais bien que je ne suis pas princesse. Mais j’aimerais, comme les enfants qui rêvent, avoir « des pouvoirs », pour empêcher la tempête d’anéantir l’idée de l’homme qui m’a été transmise. Empêcher que les enfants deviennent des objets à rafistoler, prothétiser, rééduquer, adapter. Je voudrais avoir le pouvoir de maintenir vivant les rêves et la poésie.
Je voudrais que le vent qui souffla dans les coursives des châteaux nous ébouriffe encore les cheveux et les pensées, les nôtres, et ceux des enfants avec lesquels nous continuons de vivre.
Mais, qu’on se le dise, je ne suis pas princesse.
La princesse enchantée
LE CHATEAU GRIGNON
« J’arrive. Je suis une princesse qui arrive. J’arrive au Centre du monde, au Château Grignon, à Orly. Il se fait alors un grand silence, un silence surprenant dans ce Château, où, d’habitude, s’élèvent des voix d’enfants, pour chanter, pour crier, pour pleurer, pour rire. C’est le Choeur des Orphelins. Le Roi mon père leur a demandé de se taire momentanément, c’est-à-dire de ne pas chanter, parce que j’arrive. C’est lui le Roi qui les a fait chanter, dans le Château, autour du piano. Une façon de dire la vie à la place de la survie, de ce qu’ils viennent de vivre, enfants cachés pendant ces quelques années de guerre.
Le Roi, mon père, c’est le directeur. Ma maman c’est la Reine ; et il y a déjà un petit prince qui a sept ans, mon frère ; et une petite princesse qui a tout juste treize mois, ma soeur. Les Orphelins l’appellent « Dibu ». L’histoire ne dit pas trop pourquoi, mais sans doute parce qu’elle dit assez souvent « à dibu », pour dire « debout ». C’est qu’elle est grande maintenant, et avec une petite sœur qui arrive, il faut affirmer sa grandeur. Les Orphelins aiment pousser la poussette de Dibu ; ils diront, devenus grands, que c’est grâce à elle, avec le besoin qu’elle avait d’eux (pour pousser la poussette, et tout le reste de la tendresse), qu’ils ont retrouvé le goût à la vie, et à la famille.
Le Chœur des Orphelins dort dans le château, tout comme la famille royale. Les Orphelins vont à l’école avec le petit prince. Leurs parents, pour beaucoup d’entre eux, sont partis pour les camps de la mort, et ne sont jamais revenus d’Auschwitz, par ce que juifs. Les parents des autres ont aussi été déportés, ou fusillés, parce que résistants, communistes.
Le Chœur des Orphelins m’accueille avec un silence respectueux d’abord, puis, tout doucement, il se remet à chanter, sous la direction de mon papa le Roi. Ils m’offrent un berceau de chant. Ma maman chante aussi, merveilleusement, comme toute sa famille.
Bref, je me trouve enchantée comme par un sort, qui ne s’est toujours pas délié, puisque aujourd’hui, vieille princesse sur le retour, je chante toujours. Et comme j’aime, lors des concerts, porter mes robes de princesse !
Parce qu’aujourd’hui aussi, à deux ans de la retraite, je travaille toujours dans un château, avec des enfants, et que je n’ai jamais cessé de le faire.
C’est ainsi que la place du Château devint, pour la princesse, le Centre du monde. « Le Centre », ce n’est pas comme ça qu’on appelait les établissements qui accueillaient des enfants, il n’y a encore pas si longtemps? Celui-là était un centre de l’association « Le COSOR », Comité des Oeuvres Sociales de la Résistance.
Les Orphelins grandissent. Le Roi, la Reine, leurs trois enfants, et les Orphelins changent de château, et habitent pendant quelque temps dans une demeure à Saint Germain en Laye. Le temps pour les Orphelins de faire leurs adieux à la famille royale (« Adieu » est un bien grand mot, Ils finiront par se regrouper en Association et inviteront régulièrement la famille royale à leurs retrouvailles).
Le Roi se retrouve avec une grande maison, et décide d’y accueillir d’autres enfants, « des caractériels et prédélinquants ».
Le Roi emmène alors plusieurs fois sa petite famille à la campagne. Il s’est toqué d’un lieu qui s’appelle Mettray.
La cour déménage
Les princesses découvrent que dans les châteaux, il y a aussi des cachots
METTRAY
« Voilà : j’ai sept ans maintenant. La grande princesse, ma sœur, en a huit. Le petit prince n’est plus petit, il a quatorze ans. Ça craint un peu dans la famille royale, et la Reine notre mère pleure des fois. Il paraît que le Roi notre père veut absolument aller habiter à la campagne avec encore d’autres enfants, des nouveaux. Là-bas, à Mettray ; vous savez, là où le Roi a déjà emmené sa famille plusieurs fois en vacances. La Reine dit « qu’elle ne veut pas aller s’enterrer dans ce trou perdu ». Le petit-prince-qui-n’est-plus-petit ne dit rien mais n’en pense pas moins, et ça l’enquiquine carrément de quitter ses copains et ses copines, et son équipe de scouts, et tout et tout. Les princesses, elles, rêvent en secret de nouveaux territoires, elles se sont déjà approprié les lieux pendant les fameuses vacances. C’est vrai qu’à force de passer d’un château à l’autre, on a cette idée paradoxale que tous les châteaux sont à nous, et pas vraiment. Je m’explique : on peut être partout chez soi sans rien posséder.
Bon, finalement, après plusieurs mois de discussion entre le Roi et la Reine, la Cour déménage. « La Cour ? Mais vous n’avez encore jamais employé ce mot-là, princesse ! »
Attendez que je vous explique. C’est à cause de ma tantirelirelire.
???
« J’ai un beau château ma tantirelirelire,
J’ai un beau château, ma tantirelirelo »
Depuis quelque temps, à la cour du Roi, à Saint Germain en Laye, il y avait sa tante, la sœur de sa maman. Elle s’appelle Flora. Elle n’a pas eu de chance, Flora. Son mari et son fils sont morts à Auschwitz. Comme les parents des Orphelins. Ils étaient dans la Résistance à ce qu’il paraît. Le Roi, à qui la Reine avait dit qu’elle trouvait que c’était une bonne idée, a proposé à sa-tante-la-sœur-de-sa-mère de venir travailler au Château. Elle s’occuperait du linge des Orphelins, avec d’autres dames. Ma tantirelirelire a aussi trouvé que c’était une bonne idée. Et puis comme ça, l’air de rien, elle pourrait aussi s’occuper des enfants du Roi et de la Reine.
Donc, ma tantirelirelire déménage aussi.
« Le notre est plus beau, ma tantirelirelire,
Le notre est plus beau, ma tantirelirelo »
Ben ça c’est pas difficile qu’il soit plus beau le vôtre, de château, vu que Mettray, c’est pas un château.
Quoique ?
Il y a pourtant bien la place, du château....
Très grande. À l’endroit où il devrait y avoir le château, au fond, il y a une église. Très particulière, l’église. On voit son clocher d’assez loin.
Ce qui tient lieu de château, au début, à la famille royale, c’est un des deux grands bâtiments, juste avant la place du Château où il n’y a pas de château. Après ça, la famille royale s’installera dans la petite maison tout à fait à l’entrée de la grande allée (celle des marronniers dont l’odeur est si bien célébrée par Jean Genêt).
Pour l’instant, les petites princesses, qui ont fini par attraper huit et neuf ans, explorent leur nouveau territoire. Elles ne s’aventurent sur la place de l’Eglise que pour la traverser. Trop à découvert pour en faire un terrain de jeu. On vous voit de partout. Et puis on raconte de drôles d’histoires sur cet endroit. Des enfants auraient habité là, dans les maisons qui entourent la place. Elles y vont, voient sans trop bien comprendre les crochets qui servaient à accrocher les hamacs le soir. Elles vont aussi à travers champs, avec, dans les oreilles, des histoires racontées par la mère Déan. La mère Déan, son mari il était surveillant à « La Colonie »; il allait parfois dans les champs à la poursuite des petits colons évadés. Il y allait avec son fusil. Quant elle chante aujourd’hui « La chasse à l’enfant », de Jacques Prévert, la princesse, elle a de sacrés frissons dans le dos.
Et puis aussi, dans un coffre, dans le bureau du Roi, elles savent qu’il y a des menottes, et puis un drôle de truc qu’on mettait sur les mains pour faire mal aux enfants.
Bureau ?
Monsieur Bureau. La petite princesse devenue grande se souvient. Quand elle venait en vacances ici, avant, il y avait des gens qui étaient là, dans les deux grandes maisons. Il y avait Monsieur Bureau, même. C’était comme un autre Roi, un directeur quoi, mais sans enfants. Il semblait les attendre, les enfants; des orphelins aussi, « d’Auteuil », on disait. C’est pas pour dire, mais l’orphelin, la petite princesse, elle avait l’impression que c’était plutôt lui.
Où en étais-je ? Ah oui ! Les drôles de truc dans le bureau du Roi. Ce qui était bizarre, c’était d’essayer de faire tenir ensemble l’enthousiasme du Roi pour venir à Mettray, et la découverte des menottes et des instruments de torture (comment appeler ça autrement ?)
Pendant ce temps-là, la Reine avait mis au monde un autre petit prince. Lorsque celui-ci eut un peu beaucoup grandi, c’est-à-dire quand il attrapa au vol ses sept huit ans qui passaient à toute vitesse, il fut pris de la même frénésie que ses sœurs pour découvrir les lieux et fureter partout. Et lui, il trouva, avec ses copains du village, l’introuvable, l’innommable : les cachots.
Mais qu’est-ce qu’il lui a pris, au Roi, de venir dans un endroit pareil ? Lui qui respecte tant les enfants, qui a un tel sens de cette vie commune, voire communautaire ?
Lui qui accueille ici, dans un IMPro, d’autres enfants ?
La petite princesse saura plus tard, en travaillant, pendant sa psychanalyse, sur les quelques archives qui étaient dans le coffre du bureau du directeur, que cet endroit, avant d’être une Colonie Pénitentiaire, avait été une Colonie Agricole, et que son père était plein d’admiration pour ce premier projet et pour son auteur, Frédéric Auguste de Metz.
Entre temps, le Roi son père eut la mauvaise idée de mourir, laissant le soin à la Reine de continuer d’élever leurs enfants, et « d’assurer l’intérim », comme on dit, le temps qu’on trouve un autre directeur. Ça dura un bon moment. La Reine, qui ne s’était jamais occupée des comptes familiaux, mais qui était toujours la meilleure au Monopoly, mena de front les finances du Centre, et celles de la famille. Les femmes de directeur ont drôlement assuré en ce temps-là.
La petite princesse, qui était devenue grande, continuait de rêver qu’elle pourrait épouser l’un des éducateurs qui travaillait avec son père quand il était mort. À ce moment-là, il lui avait fallu choisir un métier. Elle avait beaucoup hésité, à faire éducatrice ou bien psychologue. Ce fut psychologue, à cause de Madame Gilles, psychologue, et épouse de Monsieur Gilles, directeur du Colombier à Saint Barthélémy d’Anjou. C’étaient des amis de son père. Madame Gilles était très belle.
La guerre Picrocholine.
SEUILLY
Le Roi, quand il n’était pas encore mort, connaissait d’autres rois de la région, qui accueillaient eux aussi des enfants dans leurs châteaux. La princesse avait souvent entendu parler de l’un d’entre eux, le Roi du Coudray-Montpensier. Comme elle était en train de devenir psychologue, elle eut envie de faire un stage. Alors elle se dit : « Je pourrais aller chez l’ami de mon père » (elle croyait que tous les rois que connaissait son père étaient ses amis, un peu comme la même famille ; c’était sans doute un peu vrai, mais pas complètement).
Quand elle arriva sur la place du château, elle vit un psychiatre qui jouait au foot avec des enfants débiles profonds et des éducateurs. Elle en fut fort étonnée, convaincue que les psychiatres ne vivaient que dans des bureaux. Les enfants, eux, vivaient dans le château, avec le directeur. Les éducateurs avaient des chambres dans les combles.
Dans les dépendances, là où il y avait des bureaux, le psychiatre n’occupait pas le sien ; il faisait des groupes de parole avec des enfants qui ne parlaient pas, les éducateurs faisaient des groupes de parole avec le psychiatre, mais ne savaient pas comment la prendre, la parole, même que le psychiatre avait dit qu’il finirait par leur faire payer leurs silences.
La princesse, intriguée, décida de demander au directeur si elle pouvait venir travailler dans son Château, avec les éducateurs embarrassés, le psychiatre bizarre, et les enfants qui étaient, quand elle est rentrée dans le château, débiles profonds, et quand elle en est ressortie, psychotiques (par un incroyable tour de passe-passe, ils s’étaient transformés. Il y avait, paraît-il, un rapport, avec quelque chose que son père avait failli faire, dont elle avait entendu parler, entre autres, à l’Université, et qui s’appelait la Psychanalyse ).
Le Roi, qui était peut-être l’ami de son père mais peut-être pas, dit : « oui ». Elle fut très contente, et en plus elle gagna de l’argent, ce qui n’était pas très désagréable. On était en 1968.
Lorsqu’elle embaucha au Château, elle s’aperçut que ce Roi avait lui aussi sa famille Royale qui travaillait au château : sa femme, le frère de sa femme et son chien (qui mangeait des fois les pilules des enfants), la femme du frère de sa femme (vous me suivez ? c’est un peu compliqué les familles royales).
Les enfants qui n’étaient plus débiles, les éducateurs et les psychologues qui osaient penser et prendre la parole, ça lui faisait à la fois un peu la trouille, à la princesse, et en même temps, elle trouvait ça rigolo ; il y avait de l’amusement et de la poésie dans tout ça. Ça ressemblait à Rabelais, à ses histoires de Gargantua et de Pantagruel. Ça tombait bien, vu que le Château du Coudray-Montpensier était sur la commune de Seuilly, à une petite encablure de Lerné, où avait habité François Rabelais ; tout près de Panzoult et de sa Sibille, qui interprétait les rêves. Bref, au pays de la Guerre Picrocholine. De la guerre, il y en avait dans ce château-là. Mais c’était une guerre sans victimes, un peu comme chez certaines tribus d’Indiens d’Amérique du Nord. Une guerre pour dire. La parole avait du sens, en ce temps-là, et ça palabrait. Elle découvrit l’intérêt des conflits et des désaccords, et de la parole qui permettait non pas de les résoudre, mais de faire avec, et de garder de l’estime pour les autres, malgré ça (aujourd’hui, on n’arrête pas de parler de l’estime de soi, la princesse en est toute chamboulée, ses amis aussi).
Le psychiatre proposa même la création d’une commission des conflits.
La place du château devint pour la princesse la place de la parole, de l’humour, de l’invention et de la création, et la découverte de la folie.
Le château des fous.
Le roi n’est pas mon cousin
Ou comment on se déprincise
LABORDE
Pendant qu’elle travaillait au château de Seuilly, la princesse voyagea souvent avec ses amis. Elle allait par monts et par vaux, dans des véhicules antiques et chaleureux. Ella allait aux réunions des Collèges de Psychiatrie. La route passait assez souvent par un autre château, un des châteaux des Fous de la région. C’était le château de Laborde. La princesse se prit d’affection pour ce château, et, des années plus tard, après y avoir trouvé son psychanalyste, elle eut l’idée d’y faire un stage. C’est qu’elle s’était toquée de la Psychothérapie Institutionnelle.
Pendant son stage, elle proposa un atelier pâtisseries. Une fois terminés, les gâteaux étaient transportés par les pensionnaires de l’atelier dans différents endroits de la clinique. Un jour, lors d’une réunion, il fut question des gâteaux et de l’atelier ; et quelle ne fut pas la surprise de la princesse de découvrir que certains gâteaux n’arrivaient pas à leurs destinataires, en particulier à la lingerie, dans les dépendances ? (« Ah ma tantirelirelire »).
Mai où passaient les gâteaux ?
Ils allaient tous au château.
Cela plongea la princesse dans une nouvelle réflexion sur le Centre du monde…
Elle fut bien embarrassée de découvrir que le Roi de ce château avait lui aussi deux filles, qui travaillaient elles aussi dans le domaine ; ça lui posa quelques problèmes identificatoires.
La princesse fit encore une fois la même chose, ça devenait une manie, et demanda au Roi si elle pouvait venir travailler là. Le Roi, qui n’était ni l’ami de son père, ni son cousin, dit : « oui ».
Elle essaya plusieurs fois de faire un plan du domaine du château, Au centre, il y avait toujours le Château. Mais ce n’était plus comme à Orly, à Mettray, ou à Seuilly. Il y avait des espaces cachés au regard, des espaces qu’elle n’avait jamais explorés. Quand elle faisait ses plans, les chemins ne se rencontraient pas là où ils auraient dû, il y avait des bouts qui se perdaient dans une nature indéfinie. « Tiens, se dit-elle, c’est comme dans la psychose ». Ça la faisait rire, tout de même, la princesse, qui commençait à comprendre qu’elle ne l’était pas.
Pendant ce temps-là en effet, elle rencontrait son psychanalyste trois fois par semaine, et découvrait qu’en fait, le Roi n’était pas un roi, que son père ne l’était pas non plus, et qu’elle n’était pas si princesse que ça. Elle se mit alors à chanter encore plus souvent que d’habitude pour pouvoir faire la princesse qu’elle n’était plus, pendant les concerts, avec ses belles robes.
LA LETTRE À ELISE
Après avoir chanté tout l’été, la princesse déchante
BEAU-SITE
« Chère Elise Dreux,
voici trente huit ans que je travaille dans votre château de Beau-Site. Vous le fîtes construire, il y a très longtemps, pour en faire un Préventorium. Puis il y eut la guerre, et plus tard, on y installa des enfants qui ne voyaient pas bien ou pas du tout, et d’autres qui n’entendaient pas bien ou pas du tout. Peu après que j’aie commencé à travailler dans les dépendances de votre château, c’est-à-dire des préfabriqués, il souffla un vent de petite révolution sur la place. On y circula différemment, on y parla différemment. On réinventait, sans le savoir, la transversalité chère à Félix Guatarri : on quittait une fois par semaine les fonctions habituelles, et on proposait aux enfants des ateliers dits « d’expression ». Le psychiatre de l’époque y animait des groupes de parole avec les professionnels. Je retrouvais mes racines.
Puis vint le temps de la noblesse des Psys, à qui fut échu de s’installer au château. Une vraie vie de château, avec de l’espace, de la confidentialité pour les enfants. Je redécouvrais, dans cet endroit qui n’avait pas été fait pour ça, la psychanalyse, la psychothérapie institutionnelle, le travail de réflexion, et je faisais mes premières armes dans l’écriture et les communications à des colloques. La richesse était aussi celle des échanges avec les équipes. On pouvait, en travaillant bien comme ça, soigner un enfant psychotique sans une seule séance de psychothérapie : rien que du soin partagé.
Nous eûmes à vivre des guerres, celle de la Langue des Signes, celle des désaccords inhérents aux groupes humains, avec leur cortège de prestance, de rivalités. Elles ne firent pas de morts. Elles n’empêchèrent pas de travailler.
Un nouveau bâtiment sortit de terre, si grand qu’on dirait maintenant que c’est le château qui en est les dépendances. Les Psys quittèrent le château, les enfants fous y entrèrent par la grande porte. C’était plutôt une bonne idée.
Aujourd’hui, il souffle dans tout le grand pays de France, une sorte de tempête, peut-être même un cyclone. Je sais bien que je ne suis pas princesse. Mais j’aimerais, comme les enfants qui rêvent, avoir « des pouvoirs », pour empêcher la tempête d’anéantir l’idée de l’homme qui m’a été transmise. Empêcher que les enfants deviennent des objets à rafistoler, prothétiser, rééduquer, adapter. Je voudrais avoir le pouvoir de maintenir vivant les rêves et la poésie.
Je voudrais que le vent qui souffla dans les coursives des châteaux nous ébouriffe encore les cheveux et les pensées, les nôtres, et ceux des enfants avec lesquels nous continuons de vivre.
Mais, qu’on se le dise, je ne suis pas princesse.