Revue Institutions, n°21, septembre 1997
Il s’appelle « D, les yeux bridés » en langue des signes des sourds. « D », c’est l’initial de son prénom en coréen. Coréen et sourd, pour nous c’est l’exotisme le plus ultime, l’étrangeté redoublée. Redoublée aussi par son visage très peu mobile, toujours souriant, qui ne dit jamais non. C’est un sourire oriental ? Ou bien la fixité de la psychose ?
Qui ne dit jamais non ? Voire. Une certaine passivité lui tient lieu de « non », un certain immobilisme aussi.
Est-ce qu’il parle ? Un peu : en tout petit, c’est-à-dire qu’il chuchote en langue des signes. Au lieu de signer dans l’espace habituel qui va du visage à la taille, il signe sur ses côtés et très bas, presque au niveau du bassin. Et en plus, il signe écholalique, le visage rivé, accroché à celui de son interlocuteur.
Bon, on fait fi du dilemme psychose ou oriental, on pense « D, les yeux bridés » est un petit enfant sourd qui n’a pas l’air très engageant pour converser, et on l’accueille.
Papa vient volontiers causer mais n’est pas très loquace, et le mystère persiste. On ne comprend pas bien ce qu’il y a eu avant, en Corée : la guerre ? la surdité de D ? Les yeux de nos inconscients se plissent comme ceux de D., et on réinvente une histoire : que D. selon sa famille serait devenu sourd à cause des bruits de guerre.
Un jour où, un peu plus malins, ou moins éblouis par l’Orient, on compte les années par rapport à la date de naissance de D., on se tasse sur les chaises de la salle de réunion : D. est né bien après la guerre ! Ce n’est pas lui qu’elle a rendu sourd, mais plutôt nous aveugles, aveuglés par le soleil de l’Orient, celui aussi trompeur de la guerre.
Reste le mystère et un inconscient qui souffre d’identification projective.
D., lui, continue à ne rien faire. Nous, on essaie beaucoup de choses, qu’on soit éducateurs, enseignants, orthophonistes, psychomotricienne, psychiatre, psychologue.
« Il ne bouge pas », dit-on de lui. Moi, comme psychologue, et à la demande de l’équipe, et avec son accord (accord oriental ?), je le vois un peu chaque semaine. Il aligne des petites voitures qui avancent jusqu’à tomber par terre, pendant des semaines, et ne supporte aucune intervention de ma part. Un jour, il me parle, pour la première fois pas en écholalie : il me fait signe pour aller jouer dehors plutôt que de venir à nos rendez-vous ; toujours avec son chuchotement de petits signes.
Le temps passe, lui, reste immobile. Réunion de concertation : aujourd’hui C., une éducatrice d’un autre groupe, est avec nous : elle fait un atelier d’Arts Plastiques et y accueille chaque semaine D. On regrette son immobilisme, « il ne fait rien ». Étonnement de C. :
- "Avec moi, oui… "
- "Ben, comment tu fais ? Qu’est-ce que tu lui demandes ?"
- "Ben rien"
- "Ben rien"
C’était donc ça !...
On ne convient de rien de spécial, mais les yeux de nos inconscients se déplissent, se débrident. Réunion suivante, tout le monde est ravi. Le petit va mieux, il parle plus large, ses sourires semblent s’adresser à quelqu’un, à quelques-uns : qu’est-ce qu’on fait ? On lui demande : rien. On parle un peu moins de lui, il parle un peu plus.
Séquence suivante : c’est la rentrée 1995. Reprise des ateliers tournants, qui « transversalisent » les groupes. N’importe quel enfant peut participer à n’importe quel atelier, avec n’importe quel adulte. Un petit trésor institutionnel qui a déjà porté des enfants, qui se portent mieux.
Pour la première fois, les psychologues entrent dans la danse. Je propose quant à moi l’atelier « Trois fois rien ». On ne sait pas à l’avance ce qu’on va y faire, on peut y venir parce qu’on ne veut être dans aucun atelier. Parmi les autres ateliers proposés, l’atelier « Voix ». Cet atelier me titille les oreilles : je faisais, lorsque je travaillais à La Borde, un atelier « Chant » : tiens, là, c’est pas moi qui y suis ! C’est justement C., notre éducatrice de tout à l’heure.
D. écoute de tous ses yeux les propositions d’atelier. « Trois fois rien » lui frappe la remémoration, il dit tout de suite que c’est là qu’il va. Je suis émue, j’ai l’impression d’avoir inventé un atelier spécialement pour lui, en souvenir du temps « où il ne faisait rien ». Et puis arrive l’atelier « Voix » : on le voit hésiter et, de façon déterminée, il s’y inscrit.
Nous sommes épatés : qu’est-ce qu’il va y faire ? Eh bien, ce qu’il n’a jamais fait de sa vie : s’amuser avec sa voix que pourtant il n’entend pas. Nous, cette fois, on l’entend.
Troisième séquence : elle se déroule plutôt dans nos têtes, où notre inconscient s’est élargi.
Que s’est-il passé pour que D. s’intéresse à sa voix ?
Eh bien, sans doute, la rencontre de notre petite histoire où « ne rien faire » s’est renversé en « ne rien demander », et une autre grande et très importante histoire, où D. a changé de nom.
Ca doit vous paraître bizarre, mais c’est vrai. Le papa de D. a proposé à chacun de ses enfants de prendre un prénom français ; les enfants majeurs ont eu le choix, les enfants mineurs, non.
Nous, on est plutôt indignés, comment, changer comme ça le prénom de D. ? Ca va le rendre malade, il va perdre son identité.
Tu parles ! Justement non. C’est là que C. les yeux bridés s’éveille, s’anime et vocalise, alors que la voix de son père vient de le nommer « C.», un prénom bien christianisant. Un enfant comme un autre, qui vient de vivre la même chose que ses frères et sœurs, à qui son père s’est adressé de même qu’aux autres. Exit « le Coréen », « le sourd », entrée de « Tu es mon fils ».
Séquence quatre : il y a quelques jours, changement d’ateliers tournants, et donc grande réunion d’enfants. Quelqu’un inscrit « D., les yeux bridés » : C., le fils de son père fait remarquer avec insistance qu’il s’appelle « C., les yeux bridés ». On rit tous.
Des fois que quelqu’un ne serait pas persuadé que c’est bien son nom de fils de son père ! Non, mais des fois !
Première conclusion : l’inconscient peut parfois s’orientaliser et se laisser éblouir par l’Orient et par la guerre.
Deuxième conclusion : rien ne vaut le cadeau qu’un père vous fait en vous nommant.
Troisième conclusion : le père, c’était pas nous.
Quatrième conclusion : trois fois rien, c’est déjà quelque chose.