24 novembre 2012

ARARA OU MADEMOISELLE FLEUR PLEURE


Françoise Tomeno

à Mademoiselle Fleur-Pleure
avec tout ma reconnaissance



« L'être qui s'exprime s'impose, mais précisément en en appelant à moi de sa misère et de sa nudité -de sa faim- sans que je puisse être sourd à son appel […]. L'évènement propre de l'expression consiste à porter témoignage de soi en garantissant ce témoignage. Cette attestation de soi ne se peut que comme visage, c'est-à-dire comme parole ».

Emmanuel LEVINAS
Totalité et Infini   



 C'est une histoire qui vient de la nuit des temps.

De la nuit des temps parce qu'elle est arrivée il y a presque très longtemps.

De la nuit des temps parce qu'elle plonge ses racines dans l'archaïsme pulsionnel, celui d'une enfant en souffrance, mais aussi le mien, sollicité, interpellé.

De la nuit des temps parce que cette histoire a été pour moi inaugurale : Arara m'a enseigné comment le « faire signe à l'autre », fut-il modeste au point de n'être un faire signe qu'à partir de petits bouts de soi-même, est la condition d'entrée dans une langue quelle qu'elle soit, orale ou signée ; et depuis, c'est du côté du « FAIRE SIGNE » que résonne pour moi toute langue, et qu'a pris corps le « SIGNE » de la langue des signes.




Elle a six ans et demi, un visage un peu large, orné de deux couettes et d'une frange, couvert d'eczéma, surtout autour de la bouche ; comme aussi sur les mains, et comme, encore, invisible sous les vêtements, sur tout le corps.

Arara semble parfois étouffer, retenir son souffle, et dans certaines grandes crises, ses yeux se révulsent et elle semble « se pâmer ».

Lors de crises moins violentes, elle est soudain atteinte de strabisme.

Elle a une surdité relativement importante sur le plan quantitatif, suffisamment pour que, sans « appareillage », elle ne nous entende pas l'appeler. Mais un appareil très particulier permet un gain auditif conséquent, par conduction osseuse. Cet appareil lui fait une sorte de serre-tête, le liant ainsi bizarrement à la coiffure et à une idée de parure. Grâce à ce gain prothétique, Arara a accès au sonore. Elle-même en produit, répétant d'une façon qu'on pourrait croire écholalique des phrases, bouts de phrases, qui lui ont été adressées ; elle y accole son propre prénom qu'elle prononce de la façon dont on suppose qu'elle l'entend : « Arara ». Mais son visage, à ce moment-là, ne nous regarde pas, il se tourne vers un interlocuteur invisible qui serait à ses côtés alors qu'elle nous fait face. Souvent ces phrases ne sont reconnaissables qu'à leur intonation ; ce sont des ordres, des jugements tels que « gentille Arara » ; mais alors la voix rauque, la prononciation tendue, l'intonation démentent l'amabilité du propos.

Lorsqu'on lui adresse la parole, Arara répond souvent par une énumération orale ou signée, de noms : ceux des membres de sa famille, ceux des enfants de son groupe d'accueil.

Lorsque la maman d'Arara la portait dans son ventre, elle a failli la perdre. Arara est née avec une seule artère ombilicale, un souffle systolique, une hépatomégalie.

A quatre mois sont apparues des diarrhées. A neuf mois, l'eczéma et les « crises » de strabisme.

La peau, la bouche, les mains, le souffle, le regard, l'oreille, la voix, le caca. Autant de lieux du corps en souffrance très tôt, et offerts dans une symptomatologie où la surface, l'ouverture, l'entrée, la sortie, se disputent la question de l'intrusion, et, nous le verrons par la suite, de la demande de l'autre et de la demande à l'autre.



J'ai rencontré Arara il y a déjà quelques bonnes années, dans un établissement accueillant, entre autres, des enfants sourds ; c'était au moment où les portes s'ouvraient sur la Langue des Signes et où commençait à se travailler l'idée de la différence entre les sourds et les non-sourds.

Moi-même je balbutiais, dans cette Langue des Signes récemment découverte et bien difficile à appréhender pour moi ; au même moment, une passion pour le sonore m'engageait dans la voix du chant.

Voilà un premier « pourquoi Arara ». Bien sûr sans son appareillage elle est sourde ;  mais avec, elle m'entend un peu, … et chantonne, elle perçoit des mélodies. Sourde, mais pas trop éloignée de moi et de ce qui m'agite à cette époque.

Arara a d'abord séjourné dans une classe maternelle d'enfants sourds, et c'est là qu'elle a reçu son nom de baptême en surdité : « les couettes ».

Très vite, elle s'est trouvée en panne par rapport aux apprentissages, très agitée. Elle a alors été accueillie sur un groupe qui s'est créé à ce moment-là pour  accueillir des enfants sourds présentant des troubles de la personnalité.

Le lien entre le travail du groupe, le psychiatre travaillant avec l'équipe, féminine (éducatrices, enseignante, orthophoniste, psychomotricienne) et mon intervention, a été un instrument de travail précieux et particulièrement soigné.


J'ai choisi Arara ,
pas tout à fait sourde,
pas tout à fait entendante,
parce que  c'est elle qui m'a appris la question du FAIRE SIGNE avec les sourds ; et si c'est elle, c'est sans doute parce que du côté des identifications réciproques, il y a eu de la rencontre.

Pas trop sourde, alors pas trop loin de moi ;
assez sourde cependant pour me faire regarder et entendre les autres enfants sourds d'un autre œil et d'une autre oreille ; par identification seconde, pourrait-on dire.

Ce dont il s'est agi, avec Arara, c 'est de ne pas prendre pour signe comptant les mots prononcés ou les signes de la langue des sourds ; de refuser de s'entendre à l'évidence dans la répétition ; de se mettre à la disposition sensorielle de la valse des pulsions partielles, de la motricité qui concourt à les inscrire dans le jeu du proche et du lointain, de la « suffisamment bonne » distance ; et de la possibilité de SE FAIRE SIGNE et de se reconnaître comme semblable, condition nécessaire pour qu'une « fabrique » de signes à deux vienne « prendre » dans une langue commune, là où les mots peuvent jouer de leur polysémie.

J'ai choisi Arara parce que la rencontre s'est imposée à moi, à nous, à notre insu, par des signes extérieurs qui nous faisaient une mutualité avant d'en arriver à la réciprocité. Son nom, en langue des signes des sourds, ce sont deux couettes, comme celles que j'arborais lorsque j'avais son âge ; mon nom, en langue des signes, était à l'époque la désignation par l'index des petits points roux de mon visage, taches de rousseur, taches de son, et qui faisaient écho aux petits points d'eczéma de son visage, et de tout son corps.

J'ai choisi Arara il y a longtemps et malgré moi parce que des tâches de son  au grain de la voix, il y a tout l'eczéma du monde, et le souffle de cette voix qui faisait « défaut » chez Arara ; ce souffle qui porte le cri d'une naissance, celui qui se rythme peu à peu du cri de souffrance au cri de l'appel et à la mélodie ; ce souffle qu'Arara contenait parfois jusqu'à s'en pâmer, d'une aise un peu douteuse.

J'ai choisi Arara parce que ce souffle et cette voix étaient exactement

-    ce qui fait une partie précieuse de ma vie, le chant
-    une souffrance précise des sourds, « comment s'entendre appeler ? »
-    un apprentissage à deux : comment appeler quand on est sourd, comment EN APPELER à l'autre.

J'ai choisi Arara parce que cet appel et ce faire signe, elle m'a appris à les fabriquer à partir du corps à corps et des coups, fussent-ils ceux pris dans une certaine jouissance pour elle, en passant :
par le mouvement associé aux regards échangés, et déclenchant le rire,
par la déprime, le silence, les larmes, les appels ratés,
par les jeux d'appel et de reconnaissance
et par la reconnaissance des noms, qu'ils soient, et c'est profondément indifférent quant à la valeur d'échange, prononcés avec la voix ou signés avec la main.

Au passage, sur cette route, j'ai reconnu des petits bouts du corps ou de ses productions : le caca, la main, la bouche, les larmes, la langue, les odeurs, le crachat, le rire, les coups, la mélodie, le dos ; ce que j'appelle la valse des objets partiels, et de leurs lieux dans le corps.



I- DU CACA AU MIROIR : LE RIRE

A peine arrivées dans le lieu de nos rencontres, une petite pièce à pans coupés,  dont la fenêtre donne sur la cour de récréation, située dans un bâtiment à part des autres lieux d'accueil de l'établissement, Arara m'adresse sa première demande « caca ». Il s'ensuit une série de séances où la question est double : tripoter le caca avec le balai et en sentir l'odeur, et jouer de la provocation à continuer lorsqu'il est temps d'arrêter. A ces jeux de caca-tripotage sont associés des explorations des lieux et des jeux d'allumer et éteindre la lumière. C'est moi qui tire la chasse d'eau comme je ferme les séances.

Après avoir été celle qui dit «  c'est l'heure, c'est fini », je deviens aussi celle qui propose le jeu du : « au revoir, le caca ! » : Arara se met alors à tirer elle-même la chasse d'eau, et se montre, pour un temps, apaisée.

A ce moment-là, quelque chose apparaît dans son lien aux personnes qui l'accueillent quotidiennement. J'apprends qu'elle a coutume depuis peu, au moment de la récréation, de déposer des crottes, des vraies, les siennes, derrière elles, dans leur dos. Je pense au terme de « mal-adresse », et justement à la question de l'adresse à l'autre. Avant, Arara ne parlait qu'en réponse à une adresse réelle ou supposée de l'autre, et ce, de la façon dont j'ai parlé plus haut, sur le côté, et en répétant des phrases qui lui avaient été adressées. Et voilà qu'au moment où les grandes personnes ont autre chose à faire qui les rassemble, c'est-à-dire justement se parler, papoter, elle leur adresse -et d'un, des crottes, -et de deux, dans le dos. C'est pour ça que je pense mal-adresse : cette fois-ci de l'adresse il y en a, mais ce n'est pas très habituel de prendre des crottes pour des mots, et de les déposer dans le dos des interlocuteurs.

Les mots jusqu'alors auraient-ils été des choses n'apparaissant qu'à la demande de l'autre ? N'oublions pas qu'Arara avait été auparavant « orthophonisée » comme beaucoup d'enfants sourds, et aussi par ses parents : elle est sourde mais il faut qu'elle parle comme nous, qu'elle « nous fasse » des mots ( et basta pour les verbes, les sujets, etc...)

Le caca pris dans les premières souffrances de la petite enfance, et dans sa vertu d'offrande, ne serait-il pas en train d'annoncer, par le biais de l'adresse, le « faire signe » ? L'appel qui survient lorsque l'autre ne voit pas, et parce que l'autre ne voit pas ?

Cette fonction d'appel, « vocative », (pulsion invocante, dit Jacques LACAN), est à l'oeuvre chez qui que ce soit, sourd ou pas sourd, et elle tient entre autres dans cette possibilité d'interpeller l'autre alors même qu'il ne voit pas celui qui l'interpelle.


Les mots faits sur le côté à la demande de l'autre

Les crottes adressées dans le dos à celui qui ne voit pas

Je fais alors une proposition : je prends un cerceau, je nous réunis, Arara et moi, dans le cerceau, face au miroir. Arara devant moi, et moi... dans son dos. Elle invente tout de suite un jeu : s'approcher du miroir, puis reculer. Et je vois alors son regard accomoder de façon très précise : lorsqu'on approche, c'est elle qu'elle regarde, lorsqu'on s'éloigne, c'est moi qu'elle regarde. Je ne résiste pas à la jubilation et je souris largement. Et sur le fond d'un remarquable silence, très inhabituel chez Arara, silence qui accompagnait ces allées et venues, tranche alors l'éclat de rire d'Arara, et une jubilation partagée. Condition même de l'appel, la voix au prix du regard supposé de l'autre.



II- LE RIRE, LE CRI, LA FENETRE et L'IMPOSSIBLE APPEL, « TU T'APPELLES » - LE RECIT

A la suite de cette première aventure, Arara se met à expérimenter les effets de ses rires et de ses cris. J'en fais autant. Elle est étonnamment calme et ne déballe plus tout le matériel de la pièce. Un jour, elle va se placer devant la fenêtre ;  et c'est très curieux comme l'appel se trouve dissocié du nom : pour appeler ses copains et ses copines par la fenêtre, elle ne peut que crier, à nouveau agitée, mais immédiatement, elle me dit à moi leurs noms, soit en les articulant de façon sonore, soit en les signant avec les mains, mais en me regardant bien.

Mais les choses se gâtent : la fenêtre est un drôle de lieu, on peut passer au travers.

Les séances suivantes, Arara veut franchir cette fenêtre, absolument, tout en criant. Elle se met à déchirer les dessins des autres, à aller dans certains endroits où il est convenu que nous n'allons pas. Transgression ? Provocation ? Ou plutôt appels impossibles, et je suis prise à témoin de ces appels impossibles ? En effet, ce faisant, Arara rit et me regarde droit dans les yeux.

Une adresse qui est moins « mal » puisqu'enfin elle se fait en face. Mais des actions qui se laissent difficilement prendre dans un échange langagier à la différence des précédentes. Des actions qui sont des bruitages et pas le petit bruit qui se dégage sur fond de silence.

Il faudrait ici mener une réflexion sur ce qu'est une action prise dans la répétition, et un acte de parole. Là où nous en sommes avec Arara, je pense que nous sommes juste entre les deux. Les mots prononcés à côté étaient pris dans la répétition, étaient des choses. Le caca et le rire dans le miroir étaient des prises de parole, des « actes de passage ».

Le bruit adressé à l'autre serait plutôt un appel au secours de l'autre, celui-là même qui a révélé l'appel impossible aux autres semblables, au moment où il permettait la jubilation et le jeu partagé.

Bruits, silence, mots.

Devant l'agitation d'Arara, je suis forcée de me taire. Toute intervention vocale de ma part ne fait qu'augmenter son agitation. Alors ce sont les déplacements de mon corps qui se font mots :  j'empêche les débordements en me plaçant devant Arara, à une certaine distance. Alors, elle s'approche en criant et termine sa course dans mes bras où je l'accueille en douceur tout en empêchant le franchissement des limites convenues. Là elle se détend et se laisse « déposer ». Elle se met alors à rechercher ce déroulement.

Lorsqu'elle veut à nouveau passer par la fenêtre, je ne me tiens pas en face d'elle et à distance : j'interviens pour la déloger et me tenir à cette place devant la fenêtre, pour empêcher, comme limite infranchissable et protection.

A la suite de quelques séances de ce type, Arara met de l'ordre : dans un cagibi où, précédemment, elle mettait le bazar, elle va prendre des briques en mousse et les ordonne tranquillement sur la table, comme un jeu agréable. Je l'aide. Elle range tout elle-même cette fois-ci.

A la suite de quoi réapparaissent les provocations, mais d'une part sous une forme estompée, et dans un jeu qui consiste à se parler de ce qui est possible et de ce qui ne l'est pas. Je peux quant à moi enfin parler, vocalement et « mimiquement ». Arara y prend même plaisir, et lorsque je mime la colère, c'est « pour dire », elle l'entend bien comme çà, et ma voix n'est plus intrusive et ne désigne plus l'autre comme un tout mauvais.

Par cette fenêtre où elle criait, ne disait-elle pas que la voix qui lui avait été adressée avait fait intrusion, effraction en elle, par le fait même qu'elle n'était pas adresse mais demande impérative, qu'elle n'était pas mélodie d'amour, mais exigence de semblant, de mimétisme.

L'effraction empêchée, Arara a pu déposer les armes de nos voix pour en retrouver un usage plus agréable... et plus habituel.

Ce jour-là même, Arara justement me montre sa langue, tout blanche, et signe « malade ». Malade de la langue, Arara, et elle peut le dire. Ce sera son premier récit. Et ce jour-là aussi, je reçois comme cadeau l'articulation sonore de mon nom.

Ce jour-là enfin, alors que je me suis délibérément assise seule devant la glace, Arara qui peut me voir tout en étant dans mon dos, prend la poupée, lui installe un lit, la couche. Intriguée par le fait que je ne bouge pas, elle vient me voir : je lui souris et lui renvoie en signant et en parlant ce qu'elle vient de faire.

Nous inaugurons par là une autre ère de nos rencontres.



III- LA POUPEE- LE POUR DE VRAI ET LE POUR DE FAUX – LA CORDE ET LES FEMMES GIGOGNES : LE CONTENANT, LE DOSSIER, LA BOITE A CROTTES – LA BOUCHE AVANT LES MAINS

S'ensuit une série de séances où la poupée prend sa place, et où la bouche revient au devant de la scène avec les jeux de « faire manger » et offrir des mélodies à la poupée. Mais avec la poupée apparaît la question du faire semblant ou du pour de vrai. Arara frappe la poupée, et tâte de l'interdit : si je la regarde directement, elle me prend pour un interdicteur ; si je la regarde dans le miroir et que je lui fiche la paix, elle peut alors développer un jeu sans que j'y sois, et venir me retrouver pour « parler ». Ce parler-là oscille entre la monstration, la désignation ou le dire. Un de ces premiers parlers est une demande de faire pipi prononcée.

Lorsque je réponds «  Après, quand on aura fini », Arara n'a pas d'autre recours d'abord que de me montrer l'endroit de son sexe puis d'enlever sa culotte, nous ramenant à ce trop plein d'érotisation du petit bout du corps qui ne peut se dire. Mais immédiatement après, mon « après » est repris par elle comme un « ailleurs », et elle se met à signer « papa, maman, la maison ».

Au cours de ces séances, les étouffements diminuent ; mais soudain, alors qu'elle parle avec sa voix, Arara se met à se tenir la bouche comme a dû le faire il y a longtemps une orthophoniste ou peut-être bien une maman.

C'est à ce moment-là que l'espace se module en espace de séparation et de lien, que se met en forme un certain bébé, et que les possibles rivalités entre adultes sont évoquées pour la première fois.

Arara se met à s'approprier ses déplacements de son groupe jusqu'à la salle où nous nous rencontrons. Elle transporte un sac, à la fois contenant, porteur de lien, et lien lui-même. Elle associe elle-même l'anse à une corde à sauter dont elle ne s'était jamais occupée. Nous usons de la corde pour faire des jeux d'allées et venues, chacune à un bout, et riant chacune à notre tour. Le même jeu se déroule aussi devant le miroir. Cette corde devient un instrument précieux, parce qu'une simple tension de ma part suffit à rappeler un interdit connu sans intervention sur le corps d'Arara, et sans intervention vocale.

Une découverte aussi quant au sac : il est bien contenant puisqu'il transporte d'un lieu à l'autre un petit baigneur. Cette découverte se fait à une fin de séance, à un moment où Arara s'agite de nouveau, et où, à l'aide de notre corde commune, je la rapproche de moi, devant la glace. Je l'assieds sur mes genoux, et, répondant à mon interrogation sur le contenu du sac, elle prend le baigneur : nous voilà, toutes trois, gigognes, devant la glace.

L'année suivante sera marquée d'évènements ou de propositions qui confirmeront, mettront en forme, affineront ou préciseront ce qui vient de se mettre en route : l'apparition d'un autrui dont il peut être question mais qui ne peut encore être appelé, le travail de la distance, le lien et la séparation avec les jeux d'apparition-disparition accompagnés de « coucous », qui remplaceront l'agitation qui se mêlait autrefois de l'apparaître et du disparaître.

La bouche sera un lieu élu : manger la pâte à modeler au moment où, dans son groupe, une sympathique astuce l'aidera à se débrouiller des contenants, lieux de passages, mais aussi lieux de traces et de souvenirs. Les éducatrices lui proposeront de déposer les petites crottes de pâte à modeler dans ce qui s'appellera « la boîte à crottes ».

A ce moment, le dossier où je range ses productions graphiques deviendra digne d’intérêt pour Arara par la trace de nos échanges, et par le fait qu'il y ait d'autres dossiers appartenant à d'autres enfants. Les couleurs des dessins reprendront les idées du maquillage et particulièrement de mon rouge à lèvres. Les maquillages seront sources de comparaison entre nous : « pareil, pas pareil », deux signes que les enfants sourds qui rencontrent la LSF tardivement retiennent très vite. Et « pareil/pas pareil » résonnera curieusement comme « appareil »-  « l'oreille »- « boucle d'oreille », associant l'oreille et la bouche dans la question du semblable et du différent. Mes boucles d'oreille deviendront également à ce moment des objets dignes d'intérêt. Arara dira pour la première fois qu'elle entend.

Nous poursuivrons des jeux multiples où la glace, un espalier, et la fenêtre, seront des lieux privilégiés.

Elle sur l'espalier, moi restée en bas, nous pourrons nous interpeller vocalement. Je recevrai alors d'Arara le premier qualificatif-jugement à mon égard :  « Tu pues-caca », signé comme le signaient les autres enfants sourds, comme une insulte bien sociale, et pour autant qui rappelle le caca premier de nos échanges.

Côté qualificatif, Arara se montrera soucieuse désormais d'être grande, et non plus gentille ou belle. Elle n'est plus encoprésique, l'eczéma tel l'ennemi s'est replié sous les vêtements et est donc désormais invisible.

Les dessins s'étofferont, on parlera des autres, des autres à la maison, de la poupée Lili.
Un téléphone apparaîtra souvent sur des collages que fera Arara, lieu de parole, lien du cordon.

J'entendrai de plus en plus souvent nommer les autres femmes de sa vie, les éducatrices, l'orthophoniste, la psychomotricienne, l'enseignante, et puis, tout doucement, Michel, notre camarade psychiatre, qui s'y entendait bien à tempérer toute cette effervescence féminine parfois proche de la volière. Arara, dans cette période « qualifiante », essaiera de savoir ce que ça fait à l'une d'entre nous de l'entendre dire qu'une autre est belle, gentille, etc...

Le bébé-poupée deviendra aussi tous les bébés des collages qu'Arara affectionne alors, et ce jusqu'à une époque où de la nostalgie va d'abord apparaître, puis de la dépression, le tout accompagné d'une recrudescence du strabisme.

Arara se posera alors triste, très seule dans sa tristesse, devant notre fameuse fenêtre, celle des appels impossibles. Elle y fredonnera des mélodies sans fin, nostalgiques, sortes de mélopées.

Un de ces jours-là, elle m'adressera la parole longtemps, en me tenant fermement les deux mains, et en louchant très fort sur mon visage. Toujours triste, mais peut-être un peu moins seule.

Un jour, Arara produit un charabia où l'articulation est escamotée, où les syllabes se contaminent, mais où une intonation appropriée prend toute la place du dire. Et peu après qu'elle ait dessiné une petite dame avec une robe à pois orange comme mes tâches de rousseur, elle prononce et signe mon nom.



IV- LE SEMBLANT ET LE POUR DE VRAI – LA MELODIE ADRESSEE A LA POUPEE – LA LANGUE – LES MAINS

Dans notre travail, le jeu s'est fait une petite place. Mais un jour, j'ai voulu y avoir une initiative, proposer les rôles et prendre la place du bébé. Grave erreur qui a déclenché un retour à nos premiers échanges. Arara a retrouvé le corps à corps de nos débuts, me faisant mal, et se faisant mal en tombant, confondant nos deux places. J'ai dû alors intervenir fermement, en la tenant à bout de bras, là où on peut se voir et peut-être se faire signe ; rappeler pour nous deux le pour de vrai et le faire semblant. Ce corps à corps s'est déroulé devant la cheminée, et Arara, après s'être fait mal, a frappé la plaque de contreplaqué qui obturait la cheminée, sans me frapper moi. Cette fois-là, j'ai pu faire usage de ma voix sans provoquer les éclats des premières rencontres.

Quelques temps plus tard, c'est ce même lieu, devant la cheminée, qu'Arara choisit pour se poser, triste et sans voix, non sans y avoir auparavant déposé son manteau qu'elle accrochait d'habitude à la fenêtre, la fameuse fenêtre.

C'est là que je lui ai fait signe et que je l'ai réinvitée devant le miroir. J'y ai ré-expliqué le possible et l'interdit, le faire semblant, le faire mal. Si mes mots prononcés n'étaient pas perçus, il n'en allait pas de même de mon intonation et des expressions de mon visage. Arara a alors fait tout un parcours dans la pièce, modifiant les angles de vision dans le miroir. On se voyait d'abord toutes les deux, moi devant, elle dans mon dos ; puis elle me voyait et je ne la voyais pas ; puis je la voyais et elle ne me voyait pas.

Arara ensuite me rejoint devant la glace et module ce même jeu d'apparaître-disparaître avec une couverture accrochée au-dessus de la glace, dans laquelle elle s'enroule, puis en sort, etc... Jusqu'à un « coucou le bébé » de ma part qui provoque aussi nos rires, rétablissant aussi nos places. Et c'est tout de suite après qu'Arara regrimpant sur l'espalier, je peux proposer que nous nous appelions sans nous voir, de dos. Nous faisons usage de nos prénoms.

Arara alors me parle de plus en plus souvent des enfants de son groupe. Elle prononce et signe leurs noms, montre où ils sont.

Et un jour, elle découvre un poupon en tissu doux dont elle ne s'était jamais occupé, et qui n'avait donc pas eu à subir ses coups. Le plaçant délicatement sur son ventre, elle va vers la fenêtre, et fredonne à sa poupée une mélodie douce, une vraie mélodie qui a cette fois un début et une fin, et sans plus s'occuper de moi.

J'ai appris que dans le même temps, elle se mettait à faire attention aux paroles des chansons que lui proposait d'écouter son orthophoniste, et qu'elle essayait d'en redire en signes gestués et en mots sonores les histoires.

Arara se voue alors à ses dessins où elle trace les contours de sa main, de la mienne, ces mains qui parlent ; elle se tire la langue devant la glace ; elle s'intéresse à ses dessins passés et à son nom en pictogramme, qui y figure toujours.

A une rentrée de vacances, je suis frappée de la ressemblance nouvelle, ce jour-là, de son visage avec celui de sa maman. Elle articule sans son, mais par contre, elle s'installe devant la fenêtre sans la franchir et chantonne. Elle en profite pour regarder ses copains dehors. Sa poupée se trouve dotée, comme elle, de deux couettes. Au cours d'un jeu où elle essaye de me faire mal, elle associe « Mal-maman ». Cela la met à nouveau dans un état de grande excitation qui la conduit vers la fenêtre. Elle grimpe sur le radiateur, qui est juste dessous, pour voir les autres, et veut ensuite partir .Je lui dis : « pas tout de suite ». Elle s'abandonne dans mes bras et me tient conversation intonative.

Par la suite, la poupée sera tapée, griffée. Arara appellera correctement ses copains... fenêtre fermée, et sera dans l'impossibilité de le faire fenêtre ouverte, prête à enjamber à nouveau le rebord. Je l'en empêche en insistant sur le fait que je ne veux pas qu'elle se fasse mal... et elle se fait mal en se laissant tomber à la renverse : éberluée, elle agite ses deux mains tristement en me regardant. Lorsque j'approche, elle se tape la main tout en me regardant, cette main si différente de la bouche du visage de maman. Je prends sa main, la caresse, et lui dit : « Elle n'est pas méchante, la main, mais elle a mal ». Elle tape alors la fenêtre.

Main, voix, bouche, pour appeler et faire signe quand on est sourd. Quel embarras pour Arara que de démêler cette possibilité de faire signe. Sa voix reste impossible hors le cri et le jeu (la mélodie à la poupée, nos appels où on joue à ne pas se voir alors qu'on est dans la même pièce).

C'est au moment où cet appel vocal est impossible qu'Arara se trouve à nouveau prise dans le cri, le « se faire mal pour de vrai », sans doute en écho à une souffrance de sa maman. Et c'est sa main qu'elle tape, cette main qui pourrait bien faire signe aussi : mais n'a-t-elle pas été, littéralement, frappée d'interdits, comme celle de beaucoup d'autres enfants sourds dans ces années-là ?

Et courageusement, Arara reprend le fil de son travail, amenant dans nos jeux d'appels sur l'espalier des « au revoir ».

Un jour où je vais la chercher dans son groupe, elle fait avec la main le signe « au revoir », mais devant la glace, alors que personne ne l'y regarde. Je lui propose d'aller le dire, ce qu'elle fait auprès de son orthophoniste. « Et Gene ? » : Gene est son éducatrice, Geneviève. A ma question, Arara peut enfin faire signe « au revoir » de la main à Gene.

De la main qui trace la main à la main qui fait signe, le corps d'Arara aura dû traverser une souffrance pour de vrai, celle d'un corps qui se fait mal faute de pouvoir se tenir debout devant une fenêtre ouverte sur les autres.

Mais d'un signe de la main aux signes de la bouche et de tout le visage qui fait signe, Arara fait le pas de cette mise en forme du visage qui n'a pu se passer de ce risque d'appel, de cette reconnaissance de l'autre, et par l'autre.

Arara s'intéresse de nouveau au maquillage, mais à celui de tout le visage justement. Elle m'applique une feuille sur la figure et y trace deux yeux et une bouche. Elle m'invite à en faire autant et est ravie. Elle explore à nouveau son dossier,  mais pour y chercher précisément ma silhouette ou mon visage, et les siens. Je lui apprends le « c'est toi » - « c'est moi », qu'elle adopte et dans le bon sens de la réciprocité.

Quant au « c'est à toi », il viendra par le « ce n'est pas à toi » quand elle voudra arracher le dessin d'un autre enfant d'un autre dossier.



V – MADEMOISELLE FLEUR-PLEURE – DU TRACE DE LA MAIN AUX TRACES SUR LA MAIN – APPARITION DES MOTS – LA MISE EN FORME DU CORPS

Arara dessine des fleurs sur ses mains et sur les miennes. Elle veut voir, la séance suivante, si le dessin est toujours sur ma main. Elle me met au travail en m'apportant une feuille, des ciseaux, son dossier. Je fais un éventail qu'elle nomme « fleur » et qu'elle emporte ravie : celle-là s'effacera moins facilement.

Mais il se trouve que nous sommes au printemps, et j'arrive un jour avec, à la main, un vrai bouquet de pervenches. Arara m'aperçoit dans la cour de récréation. De loin elle dit et signe « Fleur ? » avec un air et un ton d'interrogation. Elle insiste et fait le signe « là-bas » pour ce bouquet que j'apporte d'ailleurs. Le lendemain, elle va cueillir une fleur de pissenlit quand je vais la chercher, mais ne peut s'empêcher de la froisser, la jeter, l'écraser, tranquillement, sans s'énerver.

Aussi calmement, je m'indigne,et vais chercher la fleur que je protège d'Arara, qui veut me la reprendre, mais avec un air d'interrogation et sans violence. Elle cueille un brin de buisson. Arrivées sur notre lieu de travail, je glisse la fleur malade avec les pervenches de la veille, ainsi que le petit rameau.

Et là, tout de suite, Arara pose son manteau sur la petite chaise devant la fenêtre et geint tout à fait comme un bébé, en reprenant plusieurs fois sa respiration.

Puis elle va chercher le xylophone, en joue réjouie, et fait signe par trois fois qu'elle entend.

Elle va prendre son dossier, y regarde des collages où il y a des bébés, et alternativement les désigne et se désigne.

Puis à nouveau elle geint comme un bébé.

Elle va alors chercher papiers et crayons qu'elle range d'abord. Elle désigne sa main, dit et signe « Fleur », me donne un crayon rouge : je dessine une fleur sur sa main, elle en fait autant sur la mienne.

Elle reprend les papiers et crayons et dessine un premier bonhomme qui est moi, un deuxième aux cheveux violets, qui est elle, aux cheveux violets comme ma jupe est violette.

Mademoiselle FLEUR a pu pleurer comme un bébé. Et fleur-pleure en LSF peut être ce battement de la main devant le visage, la main s'ouvrant comme le mot fleur et se refermant comme le mot tristesse, comme les larmes qui tombent.


Quelques mois plus tard, Arara fera une drôle de proposition : elle me demandera de coller une grande feuille sur le miroir, y dessinera mon contour, me demandera de dessiner le sien sur la même feuille, sa silhouette prise dans la mienne comme les femmes gigognes.

J'écris nos deux noms en marge de nos silhouettes.

Arara découpe alors très proprement sa silhouette qui se détache en creux de la mienne. Elle arrange et colorie la sienne, puis découpe le contour de la mienne, un peu vite, me déchirant, m'écorchant au passage.

Tandis qu'elle complète la sienne, je rafistole la mienne en  me marrant. Elle a laissé nos deux noms attenant à la mienne ; et elle emporte la sienne à sa mère, me laissant ce qu'il me reste de mon image.

Et aujourd'hui, c'est ce qui me reste, en creux, de la sienne, qui me fait parler.

Si Mademoiselle Fleur-Pleure a pu advenir dans ce battement de la main, d'ouverture et de fermeture, d'épanouissement floral et de tristesse lacrymale, c'est au prix d'un parcours

où les signes et les mots étaient figés d'abord dans la répétition en réponse à la demande de l'autre
où les petits bouts du corps ont fait signe dans leur ouverture-fermeture parfois acrobatique
où le seul travail de la distance suffisamment bonne, à portée du regard d'abord, puis à portée de voix, a permis qu'ils jouent leur rôle de lieu d'adresse à l'autre
où les inscriptions du corps ont fait trace avant même les signes
où les signes et les mots d'une langue commune ont été recrées dans cette aventure faite de rencontre et d'hésitation.

Pour moi, cette possibilité de retrouver la voix du bébé qui geint autour de cette association de mots-gestes fleur-pleure, est bien le signe d'une entrée possible dans la langue : là où les mots ne sont plus produits comme des choses, mais jouent dans leurs consonances fussent-elles gestuelles, tout en jouant sur l'opposition de sens.




Le dessin du contour des mains avant le signe au revoir et la reconnaissance des visages, la trace sur la main d'une fleur évoquant une histoire, des histoires, partagées ou venues d'ailleurs, les interrogations sur cet ailleurs :

cette trace de fleur est peut-être le premier mot plein d'Arara, autre que le nom, le qualificatif, dont l'insulte : un mot qui a pu jouer d'une « consonance » gestuelle avec un autre, celui qui pouvait faire souvenir commun.

C'est ce que j'appelle la fabrique de signes, de signes dont elle pourra faire usage avec d'autres, comme elle a pu un jour me demander quelques fleurs d'un autre bouquet pour les offrir à Monique, la psychomotricienne.