Françoise TOMENO
BRUXELLES, ALFPHV,1996.
Mon Premier était une Boule d’Angoisse
Petite Etoile, le nom de ma seconde
Ma troisième, c’est Mélie
Et mon tout est ce que je vous propose aujourd’hui, une « charade », mot méridional qui veut dire « causerie ».
UNE BOULE D’ANGOISSE
Un jour, il m’a appelée « Françoise Toulemo ». Pas tout de suite. Quand il est arrivé, il les avait dans sa tête, tous les maux de la terre, et pas de mots pour dire la terreur, la tumeur qui lui avait fait perdre la vue. Probablement qu’avant il était amblyope. Ses parents peuvent voir ça, maintenant ; le voile s’est déchiré devant leurs yeux, et ils voient leur petit gars qui ne voit plus, et ils peuvent voir qu’il ne voyait pas bien sans doute avant. Et que même certaines difficultés de comportement qu’il avait avant venaient de là, de ça. C’est ce qu’ils disent. C’est comme ça que leur viennent les mots à la place du mal, de la blessure.
Lui, quand il est arrivé, c’était une boule d’angoisse. Il se précipitait sur les mots pour remplir le vide de ses yeux, le mal dans la tête. Il quémandait des renseignements sur l’espace, les personnes rencontrées, la couleur de nos yeux, nos vêtements, notre vie privée. Sa précipitation sur les mots cachait mal la précipitation avec laquelle les maux, le mal dans la tête, l’avaient assailli.
Virée la tumeur ; à la place, une valve pour que s’écoule le trop plein. Du plein de valve à la place du vide laissé par l’enlèvement de la tumeur, vide lui-même à la place du trop plein. Cette tumeur, mot-chose qui tue dans sa tête. Cette valve, qui fabrique de l’écoulement, du vidage : à ne pas perdre. Et cette vue perdue, et tout le monde, et tous les objets du monde, et toutes les personnes du monde : perdues elles-aussi ? Pour la mémoire ? Pour la mémoire de la vue ? Pour le cœur ? « Ce qui me manque, c’est les petites étoiles dans les yeux des filles » dit-il. Ce sont les premiers mots qu’il nous offre, pour dire l’autre mal, celui de l’âme, qui a peur de l’inanimé, du figé, du silencieux.
Tellement boule d’angoisse que je lui propose, plusieurs fois dans la semaine, dès son arrivée le matin, un petit temps comme ça. Pour déposer les mots, les maux. Comme il veut tout connaître, nous nous promenons dans les couloirs. Je lui restitue, sans bien réaliser, des petits bouts du monde. Il se les approprie avec ses sensations. Mais ça fait toujours bien mal. Alors on papote, comme ça vient. Des maux se déposent ça et là dans les couloirs, sur un pas de porte. Les mots tracent les itinéraires, traversent le temps de la mémoire, font revenir les bonnes choses, peuvent dire les mauvaises. Ca se calme un peu, la boule d’angoisse. Alors nous décidons de laisser le couloir et de retrouver les parois des pièces qu’il relie pour continuer le travail. Sa classe est à un bout, mon bureau à l’autre. On peut s’entendre quand on est sur le pas de la porte. Il se fait vite à ce trajet jusqu’à mon territoire (il nous étonnera par ses capacités à se déplacer sans la vue). C’est là qu’il vient poser les maux déjà un peu distanciés, portés à l’écart par la mémoire et le dit de la souffrance. C’est là qu’il vient raconter la saloperie de la vie qui donne la mort, de l’injustice, de l’inquiétude de maman.
Il dessine, avec des feutres, respectant les couleurs. Je suis garde-mémoire, comme on dit garde-meubles. Les maux se mettent en mots. La créativité revient. Elle fait mal (ça fait toujours mal).
Quand je sors dans le couloir et qu’il est à la porte de sa classe, je l’appelle bien fort, par son prénom. Très vite il me rebaptise : « bonjour Françoise Toulemo ». Il rit un peu… mais… vous voyez bien : on porte bien un nom, on peut porter un peu aussi, à l’intérieur de soi, les maux des autres, les mots des autres, les petits mots, les bons mots. Ce nom-là, Toulemo, est un bon mot, un mot d’enfant. Il transforme la souffrance en sourire, sorte de fonction α selon Bion. Pas une franche rigolade, mais on peut rire un peu de soi. Surtout, on peut un peu égratigner l’autre, en déformant son nom. « Ah Tomeno, tellement toute puissante avec sa vision que moi j’ai perdue. Tu vois, tu peux aussi être prise en défaut ». Avec mon nom, j’ai l’habitude : Tom’, toto, trop mignonne, Tornedo (Et puis Tomeno, il parait que ça veut dire en grec « celui qui a été coupé ». Alors un peu plus, un peu moins, pour un psy, en plus… !). Quand je lui dis en riant que les sourds m’appellent Françoise Tomate, il jubile. Alors c’est vrai ? On peut vraiment t’abîmer ? Tu ne meurs pas ? Ca te fait rire ? Peut-être moi aussi je peux rire pour-de-vrai-quand-même ?
Tout ça est arrivé dans le couloir. Là où il y avait l’imprévisible, de la possibilité d’évènement, une sorte de hasard programmé, dirait Jean OURY. J’ai le sentiment aujourd’hui que ce Touslesmaux lancé d’un bout du couloir, qui arrivait jusqu’à moi, c’était une sorte de dérivation, comme pour la valve. Le flot des maux et des mots pouvait s’écouler le long du couloir, jusqu’à mon bureau, et là, entrés dans l’étanchéité du lieu, ils pouvaient, éléments β, être transformés par une fonction α que je devais assurer.
P.S. : Le lendemain du jour où j’ai écrit ce texte, nous avons eu notre séance hebdomadaire. Il a, à la fin, fabriqué un moulin, et il m’a expliqué : là, c’est percé, et la farine s’écoule.
Il semblerait que nous soyons donc bien branchés ?
PETITE ETOILE
Petite Etoile participe depuis environ deux ans, avec deux de ses camarades aveugles eux aussi, à un groupe. Celui-ci est « animé » par Catherine, orthophoniste, et moi-même.
Petite Etoile, blonde comme les blés, et attirant sans conteste la sympathie, s’est d’abord longtemps faite prier pour venir avec nous, pour aller dans ce que nous avons coutume d’appeler « la salle aux coussins». Bien installée dans une autre constellation que la nôtre, elle aime passer du temps sur le dos, agiter au bout de ses pieds un carton plein d’objets, et le bruit qu’elle fabrique lui fait un point d’accrochage : elle semble « en boucle » autour de ce bruit et de ce mouvement.
Lorsque nous venons chercher les enfants, nous interrompons cette boucle et la tranquillité de Petite Etoile, nous la faisons décrocher. Elle peste, crie, se laisse emmener, sur la pointe des pieds.
Progressivement, elle découvre que sa constellation fait partie d’un système solaire un peu plus large. Mais tout cela n’est pas sans peine. Quitter le lieu qu’elle partage avec les autres enfants et les éducateurs semble un déchirement, tout autant que quitter le lieu où nous venons de passer en groupe 3 /4 d’heure (On ne peut jamais être tranquilles !). Les quatre couloirs et l’escalier qui séparent les deux pièces deviennent lieux d’enjeux puis de jeux.
A partir de ces espaces, Petite Etoile va, chercheur laborieux et incessant, développer un énorme travail autour du départ et du retour, de la présence / absence, et acquérir un peu plus de tranquillité intérieure, celle qui peut se passer d’être accrochée, incarnée dans un espace matériel unique.
D’abord, pendant le temps que nous passons ensemble, elle va sortir de temps en temps, et plutôt fréquemment, dans le couloir, y inventer quelques trajets. Ils repassent tous par ceux que nous avons expérimentés ensemble. Ils se finissent parfois au bout d’un couloir, dans les WC.
Premier bénéfice du couloir, retrouver la tranquillité solitaire. Petite Etoile au début n’aime pas trop qu’on vienne la chercher. Elle comprend vite qu’en faisant certains signes, on croit qu’elle a envie de faire pipi. Elle en profite : envie ou pas, elle s’arrête là-bas, pour jouer avec la chasse d’eau, la cuvette ; l’eau est un de ses amusements préférés, on dirait qu’elle s’y perd. Là aussi, pas facile de la ramener à la petite communauté humaine que nous formons.
Sur ses trajets, elle fait parfois des rencontres : on dirait bien que ça ne lui déplaît pas. Ayant aperçu un peu de l’autre humain, elle nous agrippe pour que nous restions seules avec elle, dans ce couloir, et si possible toute la vie. C’est sans limite, et sans conteste. Nous contestons pourtant, il y a les autres, ceux qui sont dans notre salle aux coussins, ceux qui font du rythme dans la vie parce qu’à un moment on s’arrête pour aller retrouver d’autres autres. Cris et pleurs, mais bon, à force, elle accepte quelque chose de ce rythme, de cette alternance : on y est, on n’y est plus, à lundi prochain…
Et puis ses sorties se modifient. Elle ne va plus pérégriner au loin, et nous ne sommes plus obligées d’aller la chercher. Pourtant elle sort, mais reste auprès, pas très loin de l’entrée, à portée de voix. Du coup, nous ne nous gênons pas, et lui parlons presque tout le temps. Quelque chose nous est parfaitement incompréhensible : en faisant ces petites sorties, elle hurle, puis se tait, puis hurle, puis se tait. Ca ne ressemble pas à un désespoir, ni à une colère. C’est très bizarre. Nous nous en parlons, nous lui en parlons, nous en parlons aux autres enfants.
Et puis, lumière ! Nous émettons l’hypothèse que, ce dont il est question, c’est peut-être pour Petite Etoile la question suivante : « Mais pourquoi donc, des fois, elles, les deux dames, elles savent tout ce que je fais, elles m’en parlent, et des fois elles ont l’air de plus rien savoir, elles me demandent où je suis, ce que je fais, etc… » Et cette voix hurlante qui apparaît, disparaît, est-ce que ça n’est pas un jeu de cache-cache qui s’instaure ? C’est sur cette idée de jeu que nous nous engageons. Et nous nous amusons, vraiment, à dire à Petite Etoile que des fois on la voit, des fois non, on l’entend, des fois non, on voit ses cheveux, sa main, un peu sa jupe, et ses chaussures, puis elle en entier, etc… Hypothèse vraie ou pas, Petite Etoile jubile et guide le jeu. Cela dure plusieurs séances. Nous partageons de bons rires francs.
Alors tout doucement, ayant ainsi mis en scène la possibilité de s’absenter et de nous faire rire par le jeu du retour, Petite Etoile fait retour à l’intérieur de la pièce. Elle y partage des jeux de rythme sonore avec le petit gars du groupe (jeux très modestes au demeurant), elle s’active autour de nous, etc…
Et un jour, à notre grande surprise, et pour notre plus grand éclat de rire, elle se dirige vers les tapis de sol… et se cache. Nous reprenons le jeu « on te voit, on ne te voit plus, on voit ton pied, on voit ton bras, etc… ». Et là, riant aux éclats, Petite Etoile fait varier les possibilités et les commentaires.
Et c’est quelque temps plus tard qu’elle acceptera de se laisser taquiner par son camarade garçon, qui viendra lui piquer son coussin, attraper sa jambe, etc…, s’éloignant, puis revenant ; elle jouera au «J’y suis, j’y suis pas » « Je l’ai, je l’ai plus, je le reprends », etc… Mais plus du tout le « Je n’y suis pour personne ». Comme personne elle est bien là, acceptant les départs de la pièce où elle est accueillie dans la journée, acceptant aussi ceux qui terminent nos rencontres, acceptant que nous lui disions au revoir sans s’agripper à nos mains.
Le couloir, cette espèce d’espace, comme dirait Georges PEREC ; espèce d’espace qui lui a permis de nous retourner le compliment de la maîtrise et de la toute puissance, d’y tâter de notre capacité à supporter que sa disparition et son retour nous échappent ; espèce d’espace qui a été une sorte d’enforme pour d’autres, délimitant un dehors et un dedans matériel mais aussi psychique, permettant la transposition jouée du « j’y suis, j’y suis pas » à l’intérieur de la pièce, et permettant que dans son intérieur à elle, de la tranquillité s’installe tout en comprenant la présence ou l’absence d’autrui.
MELIE
Mélie a 7ans, elle est aveugle.
Nous sommes, Mélie et moi, dans mon bureau. Mélie ne conçoit que depuis peu qu’une fois franchi le seuil, elle a changé de lieu. Il y a encore très peu de temps, elle entrait, fermait la porte, et pensait être encore dans le couloir. D’ailleurs, elle ne disait pas « je ».
Un espace psychique étanche s’est constitué, un espace matériel peut-être habité, son dedans et son dehors reconnus, le passage de l’un à l’autre possible, et les différentes positions subjectives selon les franchissements assumées. N’être plus dans le couloir, c’est concevoir le passé ; pouvoir y entrer à nouveau, et de là regagner son groupe, c’est anticiper. C’est à chaque fois quitter un petit bout de son histoire, une personne. C’est supporter le jeu de présence / absence, c’est se mouvoir de l’un à l’autre en passant par des espaces de solitude non catastrophiques, c’est la condition du souvenir.
C’est avoir constitué son propre dedans et son propre dehors, et ne pas craindre de les mettre en danger dans les changements.
Nous sommes, Mélie et moi, dans mon bureau. Mélie a donc quitté son groupe, puis le couloir. Quelque chose s’achève, autre chose commence.
De l’autre coté de la porte, dans le couloir, on entend une voix qui crie. Mélie reconnaît Ritournelle, une petite fille aveugle comme elle, arrivée depuis peu dans son groupe.
Et Mélie se remémore « Avant, quand je suis arrivée ici… », « Avant, quand j’étais bébé ». Elle enchaîne, associe, fait jouer les cavités du corps, bouche, anus, les dedans, les dehors, les objets qui transitent, sortent, rentrent, font effraction, les bons objets, les mauvais objets : les cris, le bon gâteau et le gâteau empoisonné, la glace à la vanille, bonne, et « la glace ça n’existe pas » (ça fond ? c’est un miroir sans usage ?), le vomi, les doux mots de maman, les insultes ; le pipi, le caca, le caca c’est comme le chocolat, dur ou mou. Les piqûres de guêpes, les piqûres du jet de la douchette (la petite douche), les doigts de Mélie dans les oreilles de Mamie.
D’association en association, de cavité en transits se pose la question de la peau qui fait frontière, et qui peut protéger de l’agression. On parle des habits : « les beaux, c’est ceux que me met maman. Ceux que je préfère, c’est les jupes ». On distingue, on trie, on juge.
La peau-porte-frontière est là, ça peut circuler sans trop de transitivisme. Mais le doute subsiste du bon et du mauvais. Cela n’est pas encore lié. Les cris de Ritournelle font surgir les thèmes d’agressivité, les violences-effractions reçues, la violence contenue et qui jaillit, tel le jet de la douchette retournée à l’agresseur, dans un flot d’insultes qui envahit pour un moment toute la vie langagière de Mélie.
Elle mène alors une réflexion sur le langage, son lien avec l’animé, l’inanimé, l’animal et l’humain « Les jouets ne parlent pas » parce qu’ils ne sont pas animés ; « ma petite sœur ne parle pas encore ; les sourds ne parlent pas et j’en ai peur ». Ce sont des ennemis dangereux.
Il me semble alors entendre combien le mutisme que nous avons connu chez Mélie à son arrivée était une façon de contenir du « mauvais » en elle. Sans doute était-il demeuré irrecevable pour son entourage, qui, sidéré par cette cavité pleine et vide de ses yeux d’aveugle, ne savait plus se débrouiller du bon et du mauvais, du plein et du vide, du dedans et du dehors.
Le langage en questionnement, le récit des rêves devient possible. Un autre espace psychique se fait représenter. Les mêmes thèmes y sont abordés. Le sonore nommé « Yepi » devient un personnage qui joue toutes ces entrées, sorties, délimitation de cavités, d’espaces, transits, etc…
Deux fois Mélie sera fragilisée dans ce travail de constitution d’une étanchéité, et dans sa tentative bien douloureuse pour elle de travailler le bon et le mauvais. Une fois, dans une bouffée d’agressivité, elle ne retrouvera qu’avec peine la porte du bureau, et ne réussira pas à la fermer. La protection est fragile. L’altercation qu’elle vient de vivre avec sa maîtresse l’a suivie dans le couloir et jusque dans mon bureau tel un « yepi ». Plus rien n’est étanche.
Une autre fois, évoquant le thème du vomi « que j’ai vomi et que je me couche dedans », elle dira « La chose que je me préfère avec la bouche c’est le vomi » ; l’introduction du « me » vient bouleverser la grammaire, et me fait penser à ce transitivisme : ce qui est entré peut sortir, et re-rentrer. Les paroi, ça ne veut rien dire. On peut être dans ce qu’on avait à l’intérieur.
Finalement, le dedans, le dehors, les couloirs de transition, qui a dit que c’était facile ?
Très peu de temps après, petite Mélie quittait l’établissement, à notre grande surprise. Probablement n’avions nous pas assez travaillé la fonction contenante dans notre équipe, et ce passage à l’acte a été possible.
Mélie a franchi le seuil de l’IRECOV. Y avait-il là pour elle un dedans, un dehors, un avant, un après, la possibilité de faire histoire et souvenir ?
J’en ai gardé des traces, notes de séance, sur des papiers. J’ai moi-même eu du mal à en faire ce dernier petit texte, à transformer des traces en histoire. Mélie s’était échappée, bien plus que par la porte matérielle, par cette béance de notre travail.
Surprise,
Surprise du temps qui passe,
Surprise du temps qui permet que, finalement, se dise le temps d’une rencontre.