24 novembre 2012

LES CHAUSSETTES DE L'ARCHIDUCHESSE SONT CHAUDES

Françoise TOMENO
17 septembre 2006.
Paru dans la revue « Institutions » n°40, octobre 2007


A Lison Lisette,
merci pour les chaussettes.

Jeudi 17 mars 2005. Ce matin, je suis partie travailler sans chaussettes. Hier, il a fait un temps merveilleux, chaud, j’en ai profité pour aller rendre visite à Myriam, ma stagiaire de l’an dernier, qui habite Mettray, le village de mon enfance. J’avais perçu un signe de ce beau temps dès le matin : nous avions la commission stage ce jour-là, de bonne heure ; Sylvie, une collègue orthophoniste était arrivée pieds nus dans ses chaussures. Bon, d’accord, Sylvie, elle a toujours une longueur d’avance sur nous, par rapport au printemps et aux pieds nus. Mais la journée de mercredi lui avait donné raison, et je me suis octroyé un petit bout d’identification le jeudi (je n’ai pas eu trop de mal : ma sœur, qui fut l’extraordinaire compagne des jeux de mon enfance, étant elle-même orthophoniste, j’ai l’identification à l’orthophoniste facile).

Me voilà donc printanièrement engagée dans cette journée de Jeudi. Mais voilà, ça ne marche pas. Je sens progressivement le froid envahir mes pieds, jusqu’à ce que ça devienne un envahissement de ma pensée. Je finis, en fin de matinée, par me décider à adresser à la cantonade une demande assez peu habituelle : - « qui pourrait me prêter une paire de chaussettes ? ». Par peur du ridicule (qui, contrairement à tout ce qui nous menace aujourd’hui dans le travail, lui, ne tue pas), je vais d’abord au secrétariat ; là je me sens bien avec mes préoccupations de froid et de chaud, je sais que je vais être accueillie. Le secrétariat est un lieu toujours ouvert, et ouvert à tous, enfants et adultes. Un vrai lieu d’accueil. C’est tellement vrai que, quand les portes sont fermées, on prend des précautions, et on se renseigne : peut-être c’est jour de comptabilité (comme on dirait jour de grande lessive) avec le commissaire aux comptes ; ou bien c’est le budget qui est en chantier. Aujourd’hui c’est ouvert, et je me plains de mes pauvres pieds qui m’empêchent de penser. Accueil, sourires, rires compatissants. Oui, mais voilà : aucune n’a une paire de chaussettes disponible. Me voilà bien, il va me falloir aller errer ailleurs. Ah, voici que Lise rentre dans le secrétariat ; Lise, elle est aussi orthophoniste ; nous travaillons ensemble dans le groupe des enfants sourds et dans celui des enfants déficients visuels depuis très longtemps, et une vraie complicité nous unit. Je me plains à nouveau, et, miracle, Lise pense qu’elle a dans son bureau des chaussettes, au cas où. Je la suis comme un enfant malade (« les pieds, c’est très important », dit Jean Oury[1]). Je prends ses jolies petites chaussettes blanches comme une drogue qui va me soulager. Et c’est complètement vrai, le chaud monte tout doucement le long de mes pieds, puis de mes jambes, et me réchauffe tout entière, intérieur et extérieur, le cœur même.

Je ris toute la journée. Je pense à samedi dernier, 12 mars, à la journée de Psychothérapie Institutionnelle qui a eu lieu à Angers. J’y suis arrivée en retard, partageant ce retard avec Marie-Odile[2], elle aussi arrivée en train (on ne maîtrise pas les horaires des trains). Il faisait gris, il tombait une petite bruine, et j’avais froid à l’âme ; l’âme de mon travail, où je ne sais plus comment m’y prendre, où je ne reconnais plus rien. Lorsque nous arrivons, c’est Fernando Vicente[3] qui va prendre la parole. Je me sens bien en entendant ses mots : ils se réfèrent tout autant au politique qu’à la clinique qui nous est chère. Je l’entends parler de froid et de chaud. Comme ça tombe bien ! L’intervenant qui prend la parole après Fernando Vicente, Michel Dugnat[4] nous parle de ce qu’il a reçu, de ce dont il a hérité, de la part de Myriam David[5]. Il nous parle longuement d’elle, mais aussi de ce qui nous préoccupe tous en ce moment : la transmission. Arrive le moment du débat. Je veux prendre la parole, et tout de suite, ça presse. Je descends pour parler dans un micro, mais voilà qu’on m’en donne un qui se ballade. Je remonte avec ce compagnon baladeur, et je m’entends pleurer en remontant les marches, disant : - « dans mon travail, je suis partagée entre les larmes et la petite phrase de Jacques Prévert : « Soyons heureux, ne serait-ce que pour l’exemple ». C’est vrai que c’est en ces termes que je pense la résistance à ce rouleau compresseur, qui a commencé ses ravages, tant dans notre secteur médico-social que dans celui de la psychiatrie, mais également partout ailleurs (instrumentalisation, robotisation, « clonisation » de l’humain, avec la hiérarchisation qui tue la transversalité si nécessaire à la vie dans nos établissements, comportementalisme qui écrase les singularités, etc.…). Et je démarre un long récit.

Je parle de ma rencontre avec la psychothérapie institutionnelle, là-bas en Touraine, sur la place du château de Seuilly[6], dans les années 70. Un jour où je croise Jean-Pierre[7], le psychiatre, je lui dis - « Bonjour, ça va ? », comme on dit bonjour sans même s’en rendre compte. Et je me prends une immense question en quelques secondes, lorsqu’il me répond : - « où ça ? ». Un champ s’ouvre devant moi, vaste, un terrain vague à déchiffrer, où j’apprendrai à cultiver selon les saisons de la vie institutionnelle, à émonder, à cueillir, recueillir, accueillir. Jean-Pierre est « branché Laborde », et par une greffe de transfert efficace, nous serons plusieurs à nous brancher aussi. Branche, arbre, transmission, générations…

Je parle de notre collègue éducateur qui ne peut plus avancer, vraiment, son corps ne marche plus, depuis qu’il s’est pris un avertissement. Je parle de ce souci qui fait qu’aujourd’hui, on ne dit plus « ça va ? », mais « comment ça va ? ». Ça n’est pas du tout pareil. Lorsqu’on dit « ça va ? », c’est que l’on suppose que la réponse peut éventuellement être oui. En ce moment, si l’on dit « comment ça va ? », c’est que l’on sait que ça ne va pas. Et que le singulier du « comment ça va pas » est d’importance. Et qu’il faut être attentif au corps qui se met en maladie. Veiller, les corps malades, qui disent les maladies de l’âme qui ne sont pas des bobos, comme vous l’avez déclaré, Monsieur le Ministre.

Je parle du froid et du chaud.

D’autres diront leur première rencontre à eux, chacune singulière, et qui s’évoque comme lorsqu’une grand-mère raconte pour la centième fois une histoire de famille, juste un peu transformée pour que le sens en apparaisse encore mieux.

L’après-midi, je me retrouve dans un atelier comme en famille. Ça fait du bien, et mon âme continue de se réchauffer. Jean Oury et Danièle Roullot[8] nous parlent de chiens et de chats ; du coup, j’y vais avec les histoires du poulailler dans mon établissement ; le coq est mort, il s’est pendu ; et après les vacances, on n’a pas rapatrié les poules qu’on avait envoyées en « famille d’accueil » pendant l’été. On ne sait plus prendre soin des animaux, c’est mauvais signe.

On a la métaphore animalière ce jour-là. On rit.

Je repars pas vraiment guérie de ce monde de fous, mais rassérénée, j’ai revu la famille, j’ai repris des forces.

Quelques semaines plus tard, lors de notre « réunion de coordination » (quelque chose qui ressemblerait à une réunion du club), nous entendons des enfants nous annoncer qu’ils veulent acheter un aquarium « pour tout le monde », un qu’on mettrait à l’entrée du réfectoire. Il faut des sous pour l’aquarium, mais aussi pour les poissons ; des poissons froids, disent-ils. Tiens comme c’est bizarre. Ils expliqueront ce que c’est (je ne me souviens pas bien, mais je crois que c’est justement des poissons qui peuvent vivre dans les eaux d’un aquarium). Autre question, comment s’organiser pour que les poissons soient nourris tous les jours. Et tout le monde est mis dans le bain (facile, d’accord, mais je ne vais quand même pas m’en priver). Je crois rêver, je ne parle plus que de ça. Alors que tout va à vau l’eau, il vient de se passer quelque chose ; ça durera ce que ça durera (à vrai dire pas très longtemps), mais quelque chose a eu lieu.

Le premier avril arrive là-dessus, et Claire, ma stagiaire de cette année, que j’ai bassinée avec cette histoire de poissons (faut bien qu’elle apprenne, non ?), n’arrête pas de rigoler depuis qu’elle a vu, avant moi bien sûr, tous les poissons que les enfants m’avaient accrochés dans le dos.


EPILOGUE

Ce texte était en chantier depuis plus d’un an, je n’arrivais pas à le finir. Est-ce un hasard si c’est aujourd’hui, 17 septembre 2006, que ça  a lieu ?
D’abord, ça passe encore par les pieds : j’ai très mal au pied droit depuis quinze jours, quand je marche, de quoi dire : - « Je ne marche plus dans les combines, les saloperies ».
Et puis vendredi soir, je suis allée écouter Jean Oury à l’inauguration de la bibliothèque Bernard Casanova[9] à Tours. Questionné sur le « comment résister en ce moment où tout est si dur », il a rappelé, comme il sait le faire, l’attention portée aux toutes petites choses ; j’ai repensé à cet état de veille, nous veiller les uns les autres, l’attention aux maux du corps.
Et puis, c’est la journée du patrimoine, alors c’est le moment de penser aux héritages….

Il arrive encore assez souvent que mes chaussettes soient trempées de larmes, mais je sais maintenant qu’il y a en ce monde des archiducs et des archiduchesses, et que ça fait du bien à l’articulation de la parole.




[1] Jean Oury, médecin psychiatre, psychanalyste, fondateur et directeur de la clinique de Laborde.
[2] Marie-Odile Supligeau, éducatrice et psychanalyste, amie rencontrée à l’IMP du Coudray Montpensier à  Seuilly en 1968.
[3] Fernando Vicente, psychiatre, psychanalyste, Barcelone et Paris.
[4] Michel Dugnat : pédopsychiatre à Monfavet, en Avignon.
[5] Myriam David : psychiatre de formation psychanalytique, et pionnière de la santé mentale des jeunes enfants, de la formation aux professionnels de la petite enfance, du placement familial, des soins psychologiques aux familles à domicile, décédée en décembre 2004.
[6] L’IMP du Coudray-Montpensier, à Seuilly, en Indre et Loire, devenu depuis IME accueille des enfants qu’on qualifiait à l’époque de« débiles mentaux moyens et profonds, semi-éducables ». 
[7] Jean-Pierre Ducamin, Psychiatre à l’IMP de Seuilly à cette époque.
[8] Danièle Roullot, médecin psychiatre à la clinique de Laborde
[9] Bernard Casanova, psychanalyste à Tours, décédé en 1998.