Des retrouvailles avec un rythme oublié
Françoise Tomeno, chanteuse, Clinique de La Borde.
Revue Institutions, n°4, mars 1989
L'atelier chant, la chorale, une vielle histoire à La Borde ; au cours de cette longue histoire, des formes, des styles et des personnes différentes : on en parle encore.
Celui-là, de cette forme-là quatre ou cinq ans d'existence au moment où j’écris ce texte. Là aussi des périodes marquées de différences, celles-ci faites par l’histoire contemporaine de la Clinique, celle du Club, des ateliers musicaux, des concerts, faites aussi des humeurs et des engouements du moment, faites aussi des fluctuations de fréquentation des pensionnaires.
De choeurs en "chants personnels" (c'est comme ça qu'on disait, entendez "solistes"), ce qui se maintenait comme permanence, c'était le jour, l'heure, le lieu (samedi de 13h45 à 17h, à la salle de musique) et ce fil sonore ininterrompu du début à la fin où des voix étrangères persécutrices se trouvaient indésirables, et de fait « mises en vacances ».
Ce qui faisait rythme : 17h, on changeait, dans le même lieu, d'atelier ; c'était alors l'atelier musique, le lieu des instrumentistes, avec d’autres pensionnaires, avec "le docteur Pierre"; les chanteurs y avaient une autre place : ils pouvaient se faire accompagner au piano, on chantait en choeur, pour d'autres qui n'avaient pas encore entendu ; une certaine bonne humeur, des rires. Et puis certains restaient là pour écouter.
Ce qui faisait rythme aussi : les concerts, avec les ateliers musique de Pierre et Chantal, avec Marc ; on soignait la tenue ; les veillées avec l'atelier lecture et Josette. L'organisation de tout ça avec le Club, la feuille de jour, la kalo[i]...
Ce qui faisait rythme encore : certains samedis où j'avais un groupe de travail de 14h30 à 16h 00: "Ah, c'est encore votre samedi de réunion ? Qu'est-ce qu'on fait ? On va encore courir !" Avec une certaine indulgence : quand même !...
Ce qui faisait rythme enfin : l'obligation de partager l'espace salle de spectacle quand avec Tierry, l'atelier se mettait en marche, pour la nouvelle année, le 14 juillet ou le 15 août. Un à deux mois durant, il fallait modifier les horaires, raccourcir le temps, filer un coup de main, participer (ah Offenbach !), certains chanteurs étaient aussi acteurs (on ne peut pas faire deux choses en même temps).
Et puis, pour des raisons diverses, ces contraintes sympathiques, limitantes, engendreuses de rythme et de différences, de lien, de partage (du temps, de l'espace), et de petits bout d'identification, ces contraintes ont cessé ou se sont déplacées. Nous, sans faire gaffe, on a continué : "Samedi 13h45 à 17h, atelier chant", disait la feuille de jour en écho à la G.H.A. On chantait ; ç'aurait pu être sans fin, 13hà18h, ou 20h, ou 24h, etc. J'étais fatiguée, isolée, on répétait pour rien, on se répétait. J'étouffais dans cette salle dont je ne voyais plus que la grisaille. Et pourtant il y avait du monde, une fidélité extraordinaire, on n'arrêtait pas de chanter ça marchait, bien trop. Mais rien ne marchait, ne démarchait vers les autres, ailleurs.
L’air de rien, un bout de souvenir a dû glisser dans ma mémoire : quand j'étais stagiaire Thierry et sa chorale déambulait sous le soleil dans tout l'espace de la clinique, et ce son-là qu'on entendait passer faisait le bonheur de nos oreilles :"Tiens c'est encore Thierry et sa chorale ".
Alors je propose : et si l'on allait rendre visite et faire aubade aux autres ateliers, aux infirmeries, au Club, à la cuisine, à la lingerie, à l'administratif ? Accueil favorable, enfin sans enthousiasme : l'impression de parler de quelque chose d'étrange venu d'ailleurs. Plus tard, seulement, quand on l'a eu fait, ça a réveillé des souvenirs : la chorale de Jean-Louis (y'en avait du monde, même plein de moniteurs) celle de Thierry, "Le petit pont de bois par-dessus la rivière" (Tiens, un pont).
À trois, on fait une affiche, photocopie au Club, annonce à une réunion du Club, à la réunion d'accueil du vendredi.
Et nous voilà partis, un matin, à 10 heures, au poulailler, accueillir en chanson, à leur arrivée, les sportifs de l'atelier "jogging" : surprise, sourires, et disons-le enchantement.
Nous ?… Enfin, quelques-uns des chanteurs : les autres ne pouvaient concevoir le chant "mobile", mais seulement dans notre finalement bien aimée et bien délimitée salle de musique ou dans les spectacles. Mais d'autres rencontrés à la faveur de notre périple, rallient le groupe : ils ne chanteront qu'itinérants, nous quittent un peu plus loin, un peu plus tard sans qu'on s'en aperçoive. Les baladins ont oeuvré pendant quinze jours, presque tous les jours.
Ballade ponctuée de multiples petits évènements : le thé à la poterie, la dégustation gracieuse
à l'atelier pâtisserie, l'étonnement des petits à la garderie (on avait rassemblé tout ce qu'on savait pour eux). De-ci, de-là, ça se savait. "Alors, quand est-ce que vous venez nous voir ?". Les lingères en parlent encore, l'administratif aussi, François rêve de nous offrir encore le thé à
la poterie.
Ça nous a fait, avec le rythme, les liens renoués, et l'étonnement, des souvenirs. Ça en a fait renaître d'autres, des vieux, n'ayant parfois rien à voir avec le chant ou la musique (Ah, l'inoubliable longue discussion avec François et Jean-Louis sur le temps, à La Borde, de l'insuline, comment c'était avec les docteurs à ce moment-là, avec les moniteurs).
Mais ne rêvons pas ; notre petit bout d'histoire récente, s'effacerait bien vite des mémoires à la faveur d'une nouvelle chronicité. Heureusement, des liens noués persistent et font rappel, et on entend encore : "Alors, quand est-ce que vous revenez ? Qu'est-ce que vous préparez ?".