24 novembre 2012

FANTAISIE SUR LE THEME DE LA FONCTION CONTENANTE, DES LIENS, ET DE LA DECONGELATION DES PAROLES

Françoise TOMENO
Journée « Rencontre autour des Packs », Abbaye de Seuilly, 28 mai 1994

Je fais référence pour une part de ce titre, et de façon humoristique, bien entendu, aux travaux d’Esther BICK en Angleterre, qui ont été poursuivis par un certain nombre de psychanalystes, dont une des représentantes en France est Geneviève HAAG. Ceci reste une fantaisie, et si vous êtes prêts, je vous propose de larguer les amarres.

Madame la Présidente de l’Association Culturelle de l’IME de Seuilly, Messieurs les intervenants, Mesdames et Messieurs,
Je remercie vivement Madame la Présidente d’avoir accepté, après que je lui ai téléphoné voici quelques jours, que je prenne la parole aujourd’hui : en effet, au moment de l’introduction de cette journée, il me paraissait tout à fait convenable de rendre hommage à un personnage de cette contrée, qui y est né, qui y a vécu, et qui y a laissé des traces jusqu’à nos jours.

Si je peux aujourd’hui rendre cet hommage, c’est parce qu’un biographe, lui-même célèbre, a pu transcrire une bonne partie de sa vie, et c’est dès sa naissance qu’il a pu rendre compte de l’évolution de cette personne. Et il a pu en rendre compte [je faisais référence tout à l’heure aux travaux d’Esther BICK et de Geneviève HAAG] avec le talent requis pour l’observation des nourrissons.

Je vais donc essayer de vous transmettre une partie de ce qui m’a paru intéressant dans cette biographie et dans ces observations fines, en rapport avec le thème qui nous occupe aujourd’hui.

Ce nourrisson arrive au monde : et au moment même où il arrive au monde, c’est une question de vie ou de mort puisque sa mère décède. Il est tellement grand et lourd qu’il en étouffe sa maman. Là-dessus, son papa est un petit peu décontenancé puisqu’il ne sait s’il doit  - se  réjouir de la naissance de son grand et beau fils  - ou pleurer la mort de sa femme bien-aimée et irremplaçable. Dans l’hésitation, il envoie les sages-femmes, qui vont devenir les soignantes de notre enfant, aux obsèques, à sa place, et, lui, garde le petit.

Une fois les sages-femmes revenues, ce sont elles qui prennent le relais, et qui deviennent non pas des nourrices pour cet enfant -parce qu’il lui faut bien plus que ça- mais les pourvoyeuses de nourriture. Et elles lui procurent, attendez que je ne me trompe pas sur les chiffres, 4600 vaches ! Notre petit a donc ses 4600 vaches nourricières. Tout va bien pendant quelques mois, et puis très vite, on s’aperçoit que les pulsions destructrices de cet enfant vont l’envahir et provoquer des effets épouvantables dans la famille : au moment où il lui pousse des dents, voilà -t-il pas que, grand et fort comme il est, il se défait du lien qui le rattache par un bras à son berceau (comme on attachait à l’époque les nourrissons dans cette coque du berceau : c’était il y a 500 ans, j’ai oublié tout à l’heure de le mentionner), il se précipite sur la vache, et IL LA MANGE*. Alors, on essaye de le retenir, bien entendu, mais il continue, et il dévore tout, les jarrets, tout y passe.

Là-dessus les sages-femmes, qui vont devenir immédiatement des soignantes de qualité, le lient dans son berceau avec d’autres liens un petit peu plus forts, qui sont des câbles ; dans le texte dont je vous confierai le nom de l’auteur tout à l’heure, mais peut-être l’avez-vous deviné, on dit que ces câbles ressemblent à un certain nombre de câbles qui existent dans le monde, et en particulier dans notre chère France, et il y en a un en particulier qui est dans la grande nef Françoise du port du Havre : j’ai été très touchée de voir mon prénom associé à une grande nef, comme celle d’ailleurs dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, cette magnifique salle de l’Abbaye de Seuilly.

Ainsi lié, notre petit ne se calme pas pour autant, puisqu’un jour un ours, que nourrissait son papa, venant lui lécher les babines que nos soignantes avaient oublié de lui nettoyer, il casse ses câbles, se précipite sur l’ours, et il l’avale aussi. Ça se complique, mais le papa a une idée et intervient : il lie enfin lui-même son fils, dans des chaînes de fer (il y a là aussi un certain nombre d’exemples que je vous laisse le soin de découvrir dans le texte original).

Bien lié par son papa à son berceau, ce petit-là se calme et s’apaise : non seulement il est bien lié, mais à l’intérieur de cette coquille que ferme son berceau, et grâce aux chaînes qui l’attachent à des arcs-boutants, il ne peut plus bouger, il a les bras serrés le long du corps, et  c’est là qu’il s’apaise. Vous voyez ce que je veux dire : du côté des packs, on n’en est pas loin !

Ça va bien jusqu’au jour où son père donne un banquet où il invite tous les seigneurs des environs, Cinay, Beux, Panzoult, de la région d’ici… ; tout le monde est à table, à l’étage, et c’est tellement un beau banquet comme celui que nous allons avoir tout à l’heure qu’on en oublie de nourrir le petit. Alors ce petit, qui ne peut pas défaire ces liens-là, et qui au fond n’y est pas mal, puisqu’il s’est apaisé, … quand-même ! Il est privé de nourriture ! Mais il est malin (il est devenu malin en même temps que toute cette histoire), il agite ses pieds, et casse le bout de son berceau, il se met debout, et avec sa carapace, c’est-à-dire son berceau, sur le dos, il monte à l’étage. Son papa, le voyant arriver, comprend tout de suite que c’est le moment de défaire les liens, très soutenu dans tout ça par les seigneurs présents qui l’encouragent dans cette voie. On lui défait donc ses liens, le petit se nourrit tout à fait calmement, et en profite pour casser en 500 000 morceaux son berceau, en donnant un grand coup de poing.

Ainsi, il s’ouvre à la connaissance et à l’enseignement, et part faire un parcours d’étudiant. Je passe là-dessus, ce qui nous intéresse dans cette histoire est ce qui se rapporte directement à notre thème.

Il restera toute sa vie passionné par les langues et par les mots ; il deviendra même interprète pour son ami Panurge… Vous savez donc maintenant que c’est de Pantagruel dont je parle depuis un moment !

Panurge est à l’affût d’un oracle qui lui prédirait son avenir, en particulier avec les femmes. C’est Pantagruel qui va lui traduire le texte des différents oracles auxquels il aura recours. Pantagruel ne déviera jamais du premier commentaire qu’il fera des songes de Panurge ; il dira même à celui-ci : « Ce que te disent les oracles, tes songes te l’ont déjà dit ». C’est là un morceau magnifique du texte, où l’on peut voir une sorte de fonction analytique de Monsieur Pantagruel.

Il envoie d’abord Panurge rencontrer la Sybille de Panzoult (à côté d’ici…, vous allez d’ailleurs boire du vin de Panzoult tout à l’heure). C’est là qu’il rappelle à Panurge ses songes, et Panurge ne veut pas l’entendre, ses songes lui disaient des choses un petit peu désagréables (quand on s’occupe de son inconscient, on sait bien que c’est au moins un petit peu désagréable).

Ensuite, et c’est un petit clin d’œil à mes camarades de l’IRECOV, puisqu’un certain nombre d’entre eux travaillent avec des enfants sourds, il engage Panurge à rencontrer des sourds-muets de naissance : et Rabelais insiste sur le fait qu’ils le sont de naissance, et que c’est à ce titre là que leur langue vaut le coup d’être écoutée. Je ne vais pas le développer ici parce que ce n’est pas non plus directement le thème, mais à tous ceux qui travaillent avec des sourds, je recommande cette lecture, puisqu’il y a toute une réflexion sur la langue et l’arbitraire de la langue qui est très contemporaine.

Panurge refuse toujours d’entendre sens même venant de la part des sourds-muets, et Rabelais prête cette phrase à Pantagruel : «  Si les signes vous fâchent, ô combien vous fâcheront les choses signifiées, tout vrai à tout vrai consonne ». Ce qui est traduit dans l’édition que j’ai utilisée : « Tout signifiant vrai correspond à tout vrai signifié », ce qui m’a fait assez rigoler : le traducteur ne devait pas avoir quitté le divan de son analyste, lacanien bien sûr, depuis très longtemps !

Notre ami Pantagruel est poursuivi par quelque chose qui est un signifiant fort pour lui, son nom : Panta : tout ; Gruel : altéré ; Pantagruel : tout assoiffé. Et c’est le prénom que lui a donné son père. Mais « altéré » grâce à l’étymologie, résonne aussi autrement puisque la traduction première serait « rendu autre ». La problématique de la folie se pointe, un esprit « altéré » !

Un jour, Pantagruel, le « tout asoiffé », décide de partir sur un navire avec ses compagnons, nombreux, à la recherche de l’oracle de la Dive Bouteille Bachuc. Ils font un long voyage, je passe. Mais au début de ce voyage, alors qu’il ne pensait avoir des nouvelles de son père qu’en fin de voyage, Pantagruel reçoit inopinément une lettre de celui-ci, lettre qui va le faire à nouveau entrer dans la psychose (enfin c’est l’interprétation un peu tendancieuse que je fais), L’arrivée imprévue d’un vaisseau de son père, et de cette parole inattendue de la part de ce père, fait véritablement intrusion, effraction ; il écrit à son père qu’il en est troublé au point que son âme se trouve séparée du corps. Il ajoute qu’il était en train de faire tout un travail autour de l’absence de son père, un travail de deuil, qu’il avait une image de ce père dans l’attente de le revoir, et que cette parole qui lui arrive comme ça brusquement vient tout briser.

Et quelques bonnes pages plus tard, on va le retrouver persécuté par des voix qui passent. Il est  avec ses compagnons sur son bateau, toujours à la poursuite de l’oracle de la dive Bouteille ; Pantagruel entend des paroles qui passent. Il se confie à ses amis qui lui disent « Non, nous on n’entend rien ». Il insiste tellement qu’au bout d’un moment, tout le monde se met à entendre des bouts de machins qui passent : des bruits, du vacarme, des bruits d’armures… Panurge est mort de peur et veut s’enfuir, demande à Frère Jean des Entommeurs de prier, tout le monde a recours à ses petits arrangements personnels, jusqu’à ce que le pilote du navire dise : « Mais non mais non, vous n’avez rien compris. Il y a quelque temps, à la saison froide, il y a eu une bataille ici-même alors qu’il gelait très fort, et tous les bruits et les  sons ont gelé, ont pris en glace ». Ainsi, les mots se sont transformés en choses, ce qui est une des caractéristiques de la psychose. Et donc « ces choses-là sont en train de dégeler parce que le printemps arrive et qu’elles se réchauffent ». (J’ai trouvé ce passage génial par rapport au réchauffement dans le packing). « Ce que vous entendez sont les traces de ce qui s’est passé au cours du combat ».



Ces fameux «  mots-choses », Panurge, qui est un peu allumé, en veut d’autres, et demande à Pantagruel qu’il leur en donne, parce qu’il trouve ça complètement  impressionnant. Et  Pantagruel lui répond : «  Je ne peux pas t’en donner parce que donner des paroles, c’est propre aux amoureux ». Panurge ne se démonte pas et lui réplique : « Eh bien tu m’en vends ! ». Pantagruel répond : « Vendre des paroles, c’est ce que font les avocats : je vous vendrais plutôt du silence, et plus cher ! ». Texte magnifique.


Voilà comment notre ami Pantagruel a effectué son parcours psychotique tout en devenant analyste.

C’est ainsi que je voulais, au travers de cette histoire, rendre hommage à François RABELAIS qui est né à portée de voix d’ici. Et si je le fais, c’est que c’est aussi à portée de voix d’ici, à l’I.M.E de Seuilly, que j’ai commencé à entrer dans la rencontre avec la psychose, avec un travail de qualité.

Je vous livrerai pour terminer les paroles d’une jeune dame de 1800 ans, qui était très belle et impressionnait beaucoup Pantagruel et ses compagnons, et qui était très énigmatique. Elle chantait pour soigner les gens (quelle idée !) ; elle ne s’occupait que des personnes gravement malades, les autres elle les laissait à ses officiers. Cette dame prenait très peu la parole, et elle a laissé ses hôtes un peu mariner dans la découverte de ce qu’elle faisait. Ils étaient un peu perdus là-dedans, comme nous l’avons tous été au moment de notre arrivée dans les lieux où l’on accueille des psychotiques.

A un moment où Pantagruel et ses compagnons « considéraient attentivement les admirables opérations des gens [ qui travaillaient avec cette Dame] », qui s’appelle la Quinte Essence, s’étant rendu compte combien ils étaient fascinés et en admiration devant elle, elle s’adresse à eux, et c’est pour vous aussi qu’elle dit ça : elle s’adresse à des gens qui sont en position de prendre connaissance, de savoir, qui plus est dans un lieu de soins, et c’est bien ainsi que nous sommes rassemblés ici, autour de la question d’un certain savoir, fut-il celui du savoir-faire, qui est le travail de l’artisan, et nous sommes tous des artisans dans ces demeures-là, avec ce jeu qu’il y a entre écouter, dans une position admirative, un savoir prononcé par un autre, et s’approprier quelque chose en comprenant en effet qu’il n’y a rien à admirer, et qu’il faut se coller au boulot. Elle dit : «  Ce qui fait que la pensée humaine s’égare dans des abîmes d’admiration, ce n’est pas la souveraineté des effets dont ils éprouvent clairement qu’ils naissent de causes naturelles, grâce au savoir-faire de sages artisans, mais la nouveauté de l’expérience qui pénètre leurs sens, alors qu’ils n’imaginent pas combien l’œuvre est facile » (ça faut voir, ça n’est pas si facile que ça !) «facile quand un jugement serein s’associe à une étude scrupuleuse. C’est pourquoi, ayez l’esprit en éveil, et dépouillez-vous de toute frayeur qui pourrait vous saisir, en considérant ce que vous voyez être fait par mes officiers. Voyez, entendez, contemplez selon votre libre-arbitre tout ce que ma maison contient, vous affranchissant peu à peu du sevrage de l’ignorance ». Et elle donne aux gens qui sont là, dans la position d’accueillir une certaine parole venant d’elle et de ses officiers, le nom d’ « abstracteurs ».

Aussi je vous souhaite d’être de bons abstracteurs pour cet après-midi.

*L’auteur de ce texte avoue dans un éclat de rire avoir elle-même perdu l’une de ses précieuses molaires, lors du repas, une petite demi-heure avant de prononcer cette communication.