24 novembre 2012

RÉFLEXIONS À PARTIR DE L'OEUVRE DU DOCTEUR NASIER

 L’OBSERVATION LONGITUDINALE D’UN PATIENT HORS DU COMMUN”
SUIVI DE “QUELQUES REFLEXIONS SUR LA PSYCHOSE”
DANS L’OEUVRE DU DOCTEUR NASIER”. (1)



Françoise Tomeno  

Journées Psypropos
SCIENCE, SAVOIR ET VÉRITÉ
Blois, 22 octobre 2011


Mesdames, Messieurs,

Je tiens tout d’abord à remercier le docteur Michel Lecarpentier, et avec lui toute cette docte assemblée qui préside à l’organisation et la programmation des Journées de Psypropos, de m’avoir confié la tâche de présenter quelques éléments de l’œuvre du Docteur Nasier, et ce en lien avec le thème qui nous rassemble aujourd’hui : « Science, Savoir et Vérité ».

J’ai choisi de vous présenter des aperçus de l’observation longitudinale, par le docteur Nasier, de celui que j’ai appelé « un patient hors du commun ». Longitudinale, non pas parce que ce patient se serait allongé sur le divan du docteur Nasier, cela ne se faisait pas à cette époque, mais bien parce que cette fine observation se déroule sur une très longue période de la vie de ce patient.

Pour engager mon propos, je souhaite, pour être en harmonie avec le thème qui est le nôtre, vous transmettre cette petite phrase, d’allure lapidaire, que le docteur Nasier prête au personnage qui nous occupera principalement ce matin :
« Tout vrai à tout vrai consonne ».
Je vous en donnerai le contexte tout à l’heure.

Le Docteur Nasier était médecin, diplômé de la Faculté de Montpellier. Il avait auparavant fait des études de droit. Le « patient », dont il a transcrit l’observation dans une remarquable biographie, avait avec lui un point commun, celui d’avoir voulu également faire des études de droit. Mais il y avait renoncé, disant que « Les livres de Droit lui faisaient penser à une belle robe d’or, somptueuse à souhait, qui serait bordée de merde ». Il semble que cette remarque ait touché le Docteur Nasier, et qu’il ait partagé cette opinion, ce jugement concernant l’art des gens de robe.

Anatomiste renommé, écrivain, le Docteur Nasier fut reconnu par les esprits éclairés de son temps comme un « savant humaniste », un « profond philosophe », mais aussi comme « théologien, mathématicien, géomètre, astronome, voire même peintre et poète ». Il étudia la botanique et la topographie à Rome, tout en continuant d’exercer la médecine à Lyon.

Ses idées avancées sur l’âme humaine, dont il a fait part dans une œuvre encore trop souvent méconnue, lui vaudront la censure et le mépris des esprits bien pensants de son siècle.

Pour notre présentation d’aujourd’hui, nous avons choisi les livres qu’il consacre à la vie d’un homme qu’il s’attache à suivre pas à pas. Il décrira, avant l’heure, la fonction contenante et ses avatars, les attaques orales agressives et les pulsions destructrices, la menace de la psychose dans son rapport à la Lettre du père. Il mènera une réflexion  sur la parole, les mots, l’arbitraire de la langue, et créera le concept de « paroles gelées » dans la psychose. La question de l’interprétation des rêves ne lui échappera pas.
Bien que le personnage dont il suit et observe si finement la vie soit un personnage de fiction, nous avons choisi de lui attribuer, dans notre titre, le qualificatif de « patient », parce que le docteur Nasier, dans trois des quatre ouvrages qu’il lui consacre, fait suivre sa signature de son titre de « docteur en médecine », et parce qu’il compose cette observation avec un extraordinaire talent, digne d’un clinicien.
 La question du savoir et de la vérité parcourt toute son œuvre, et c’est en poète qu’il l’aborde, non sans humour.
Nous essaierons de rendre compte le plus fidèlement possible du gai savoir de cet auteur, en qui, je l’espère, nous pourrons tous reconnaître une part de nous-mêmes.

LA FONCTION CONTENANTE ET SES AVATARS. PULSIONS ORALES, PULSIONS DESTRUCTRICES.

Le docteur Nasier entreprend de nous décrire la vie, l’évolution de son personnage, dès la naissance. Il fait preuve d’un talent d’observation du nourrisson que n’auraient renié ni Esther Bick, ni Geneviève Haag.

Dès que ce nourrisson arrive au monde, c’est d’emblée une question de vie ou de mort, puisqu’il étouffe sa maman qui décède sur le champ. Son père est alors décontenancé et ne sait s’il doit  se  réjouir de la naissance de son grand et beau fils,   ou pleurer la mort de sa femme bien-aimée et irremplaçable. Dans l’hésitation, il envoie les sages-femmes, qui vont devenir les soignantes de notre enfant, aux obsèques de sa femme, à sa place, et c’est lui qui garde le petit. Vous voyez que ça démarre tout de suite très fort dans le pathos.

Une fois les sages-femmes revenues des obsèques, ce sont elles qui prennent le relais, et qui deviennent non pas des nourrices pour cet enfant -parce qu’il lui faut bien plus que le lait de ces nourrices - mais les pourvoyeuses de nourriture, de lait. Et elles lui procurent, attendez que je ne me trompe pas sur les chiffres, 4600 vaches ! Notre petit a donc ses 4600 vaches nourricières. Tout va bien pendant quelques mois, et puis très vite, on s’aperçoit que des pulsions destructrices vont l’envahir et provoquer des effets épouvantables : au moment où il lui pousse des dents, voilà -t-il pas que, grand et fort comme il est, il se défait du lien qui le rattache par un bras à son berceau (c’est comme ça qu’à l’époque on attachait les nourrissons dans la coque du berceau : c’était il y a 500 ans, j’ai oublié tout à l’heure de le mentionner), il se précipite sur la vache, et au lieu de la téter, il commence à la manger : « les deux tétines, la moitié du ventre, avec le foie et les rognons, et il l’aurait toute dévorée, si elle n’avait poussé d’horribles cris » qui « firent accourir les gens qui [lui] ôtèrent la vache ; mais ils eurent beau faire, le jarret de la vache lui resta entre les mains ». Il l’avale, et « après il commença à dire : « Bon ! Bon ! Bon ! », car  il ne savait pas encore bien parler ».

Toute la question de l’oralité : la bouche, lieu de l’absorption, mais aussi lieu de la morsure, la dévoration, les attaques orales,   l’ingurgitation, et la régurgitation dans la parole……

 C’est après cela que les sages-femmes le lient dans son berceau, avec d’autres liens un petit peu plus forts, qui sont des câbles. Un jour un ours, que nourrissait son père, venant lui lécher les babines que nos soignantes avaient oublié de lui nettoyer, il casse ses câbles, se précipite sur l’ours, et il l’avale, comme il avait voulu le faire pour la vache. Ça se complique donc, mais le père, très concerné, a une idée et intervient : il lie enfin lui-même son fils, dans des chaînes de fer (il y a là aussi un certain nombre d’exemples que je vous laisse le soin de découvrir dans le texte original).

Bien lié par son papa à son berceau, ce petit-là se calme enfin, s’apaise : c’est que non seulement il est bien lié, mais à l’intérieur de cette coquille que forme son berceau, et grâce aux chaînes qui l’attachent à des arcs-boutants, il ne peut plus bouger, et surtout, il a les bras serrés le long du corps, et  c’est là qu’il s’apaise. Quel visionnaire que ce docteur Nasier qui, bien avant qu’il en soit question, nous présente, taillée dans le vif, la fonction contenante, et approche l’idée que nous retrouverons beaucoup plus tard dans le Packing.

Tout va bien alors pour notre petit, jusqu’au jour où son père donne un banquet où il invite tous les seigneurs des environs. Tout le monde est à table, à l’étage, et c’est tellement un beau banquet qu’on en oublie de nourrir le petit. Alors ce petit, qui ne peut pas défaire ces liens-là, et qui au fond n’y a pas été si mal, puisqu’il s’est apaisé, … Et bien quand-même ! Il est privé de nourriture ! Mais il est malin (il est devenu malin en même temps que toute cette histoire), il agite ses pieds, casse le bout de son berceau, se met debout, et, avec sa carapace, c’est-à-dire son berceau, sur le dos, il monte à l’étage. Son papa, le voyant arriver, comprend tout de suite que c’est le moment de défaire les liens, et il est très soutenu dans tout ça par les seigneurs présents qui l’encouragent dans cette voie. On lui défait donc ses liens, le petit se nourrit tout à fait calmement, et en profite pour casser en 500 000 morceaux son berceau, en donnant un grand coup de poing.

Alors, il s’ouvre à la connaissance, et part faire un parcours d’étudiant.  À la suite de ces études, il restera toute sa vie passionné par les langues et par les mots ; il deviendra même interprète pour son ami Panurge…

Vous savez donc maintenant que c’est de Pantagruel dont je parle depuis un moment ! Et le docteur Nasier n’est autre que le docteur François Rabelais, dont l’anagramme est Alcofribas Nasier. Lorsqu’il ne signe pas « docteur en médecine », il s’attribue le titre de « Maître de quintessence ».

L’INTERPRETATION DES RÊVES. LA PAROLE, L’ARBITRAIRE DE LA LANGUE

Panurge consulte Pantagruel, son ami, pour savoir s’il doit ou s’il ne doit pas se marier. Mais il n’arrête pas d’opposer à ce que lui répond Pantagruel des « si » et des « mais ». Pantagruel finit par lui déclarer : «  Dans vos décisions il y a tant de « si » et de « mais », que je ne saurais me fonder sur elles ni en conclure quoi que ce soit. Ne savez-vous pas ce que vous voulez ? C’est là qu’est l’essentiel : tout le reste est fortuit et déterminé par les célestes arrêts du Destin ».

« Che voi ? » eût dit Jacques Lacan !….

Arrive la question des présages, qui pourraient apporter des réponses à la question de Panurge. Pantagruel propose alors à Panurge d’ouvrir au hasard les œuvres de Virgile, et d’y lire un nombre de vers convenus à l’avance entre eux deux. Ainsi, par le truchement du hasard, ce sont les paroles rencontrées qui pourraient indiquer à Panurge la voie à suivre. Panurge rétorque que « ce serait plus tôt fait et expédié avec trois beaux dés ». Non, lui dit Pantagruel, « ce présage est trompeur, illicite, et hautement scandaleux, ne vous y fiez jamais ». Pantagruel commente de même le jeu des osselets. Il propose par contre d’utiliser le nombre de points obtenus aux dés pour déterminer le nombre de vers à retenir dans le livre ouvert au hasard. Ainsi, seules valent des paroles rencontrées grâce à une sorte de programmation du hasard…..

On voit donc que la question de la parole est au centre des préoccupations de notre bon docteur Nasier.

Au bout d’un moment, Pantagruel finit par conseiller à Panurge d’adopter la « divination par songes ». Mais Pantagruel et Panurge ne sont toujours pas d’accord sur l’interprétation de ces songes. Pantagruel envoie alors Panurge consulter la Sibylle de Panzoult, et ses oracles, tout en lui disant : « Ce que te disent les oracles, tes songes te l’ont déjà dit ».

Ensuite, Pantagruel engage Panurge à rencontrer des sourds-muets de naissance : et Rabelais insiste sur le fait qu’ils le sont de naissance, et que c’est à ce titre là que leur langue vaut le coup d’être écoutée. Panurge refuse toujours d’entendre sens, même venant de la part des sourds - muets, et Rabelais prête cette belle phrase à Pantagruel : « Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées, tout vrai à tout vrai consonne ». Ce qui est traduit dans l’édition que j’ai utilisée : « Tout signifiant vrai correspond à tout vrai signifié », ce qui m’a  bien fait rire: le traducteur ne devait pas avoir quitté le divan de son analyste, lacanien bien sûr, depuis très longtemps ! C’est tout de même plus beau dans la langue de Rabelais.

C’est dans ce passage de son oeuvre que le docteur Nasier développe sa conception du langage et de l’arbitraire de la langue. Il écrit : « C’est une erreur de dire que nous avons un langage naturel : les langues existent de par les institutions arbitraires et les conventions des peuples ; les mots, comme disent les dialecticiens, n’ont pas de sens en eux-mêmes, mais selon notre volonté ».

Enfin, je ne résiste pas au plaisir de mentionner la référence faite par Panurge, toujours en quête d’un oracle à sa convenance, à un certain Pierre d’Ailly. Pantagruel décide de rassembler un théologien, un médecin, un légiste, et un philosophe pour « remédier à la perplexité de Panurge ». Panurge leur dit : « Messieurs, la question ne porte que sur un mot : dois-je me marier ou non ? Si grâce à vous mon problème n’est pas résolu, je le tiens pour insoluble comme le sont  les « Questions insolubles » de Pierre d’Ailly ». Pierre d’Ailly, logicien disciple de Guillaume d’Ockham…… Guillaume d’Ockham, dont parle régulièrement le Docteur Jean  Oury……

L’ENTRÉE DANS LA PSYCHOSE ET SON RAPPORT À LA LETTRE DU PÈRE

Notre ami Pantagruel est poursuivi par quelque chose qui est un signifiant très fort pour lui, son nom : Panta : tout, Gruel : altéré. Pantagruel : tout assoiffé. Et c’est le prénom que lui a donné son père. Mais « altéré » grâce à l’étymologie, résonne aussi autrement puisque la traduction première serait « rendu autre ». La problématique de la folie se pointe, un esprit « altéré » !

Un jour, Pantagruel, le « tout assoiffé », décide de partir sur un navire avec ses compagnons, nombreux, à la recherche de l’oracle de la Dive Bouteille Bachuc. Ils font un long voyage. Au début de ce voyage, alors qu’il ne pensait avoir des nouvelles de son père qu’à la fin du périple, Pantagruel reçoit inopinément une lettre de celui-ci, lettre qui va le faire entrer dans la psychose (enfin c’est l’interprétation un peu tendancieuse que je fais). Avec l’arrivée imprévue d’un vaisseau envoyé par son père, cette parole inattendue de la part de ce père, par la Lettre qu’il lui adresse, fait véritablement intrusion, effraction : il écrit à son père qu’il en est « troublé au point que son âme se trouve séparée du corps ». Il ajoute qu’il était en train de faire tout un travail autour de l’absence de son père, un travail de deuil, qu’il avait une image de ce père dans l’attente de le revoir, et que cette parole qui lui arrive comme ça brusquement vient tout briser. Magnifique !

Et quelques bonnes pages plus tard, on va le retrouver, comme par hasard, persécuté par des bruits, des voix. Il est  avec ses compagnons sur son bateau, toujours à la poursuite de l’oracle de la dive Bouteille ; Pantagruel entend des paroles qui passent. Il se confie à ses amis qui lui disent « Non, nous on n’entend rien ». Il insiste tellement qu’au bout d’un moment, tout le monde se met à entendre des bruits, du vacarme, des bruits d’armures… Panurge est mort de peur et veut s’enfuir, demande à Frère Jean des Entommeurs de prier, tout le monde a recours à ses petits arrangements personnels, jusqu’à ce que le pilote du navire dise : « Mais non mais non, vous n’avez rien compris. Il y a quelque temps, à la saison froide, il y a eu une bataille ici-même alors qu’il gelait très fort, et tous les bruits et les  sons ont gelé, ont pris en glace ». Ainsi, les mots se sont transformés en choses, ce qui est une des caractéristiques de la psychose. Et donc « ces choses-là sont en train de dégeler parce que le printemps arrive et qu’elles se réchauffent. Ce que vous entendez sont les traces de ce qui s’est passé au cours du combat ». Encore cette qualité de visionnaire du Docteur Nasier, dont les remarques ne peuvent pas ne pas nous faire penser au réchauffement dans le Packing.

Ces fameux «  mots-choses », Panurge, qui est un peu excité, en veut d’autres, et demande à Pantagruel qu’il leur en donne, parce qu’il trouve ça complètement  impressionnant. Et  Pantagruel lui répond : «  Je ne peux pas t’en donner parce que donner des paroles, c’est propre aux amoureux ». Panurge ne se démonte pas et lui réplique : « Eh bien tu m’en vends ! ». Pantagruel répond : « Vendre des paroles, c’est ce que font les avocats : je vous vendrais plutôt du silence, et plus cher ! ». Texte magnifique.

Voilà comment notre ami Pantagruel est devenu interprète des rêves tout en effectuant son parcours psychotique.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LA PSYCHOSE

Nous allons maintenant quitter, provisoirement, Pantagruel et ses excellences, pour aborder la vie à l’Abbaye de Thélème, et y découvrir que, contrairement au rêve de vie idéale que chacun s’accorde à y trouver, François Rabelais, lui, y apporte tout à la fin un contrepoint, une « énigme en prophétie », où il annonce que fusion précède confusion. Je suis intriguée par le fait que personne ne mentionne jamais cette partie du texte de Rabelais…..

À Thélème, le temps, les marques du temps n’existent pas, comme dans la psychose.

À Thélème, c’est une règle, il n’y a pas d’horloge, pas de rythme. Les femmes y sont acceptées entre 10 et 15 ans, les hommes entre 12 et 18 ans. Pas question que le temps laisse des traces, des cicatrices, des rides, des plis, des bosses, des marques de différence, de particularité, comme chez certains psychotiques toujours jeunes, certains enfants psychotiques toujours vieux.

À Thélème, pas de lois, pas de statuts, de règles, pas d’heures pour manger, pour dormir. Là aussi pas de partage social du temps, pas de différence entre un avant, un après.

« Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire tous ce qu’ils voyaient faire à un seul ».
Et les voilà tous, moinillons et nonesses, écholaliques, échopraxiques, adhésifs, dans le collage.
Royaume de l’indifférenciation, Thélème est le royaume de l’indifférence : pas de particularité, pas de travail de la singularité, du lien.

Tout le monde sait tout faire : à la différence de nos lieux d’exercice où, fort heureusement, ne sachant ou ne pouvant pas tout faire, on a besoin d’un autre groupe pour vous offrir un café le jour d’un départ en séjour, un atelier fait des gâteaux pendant que d’autres montent les praticables de la fête, etc. ... Ne sachant et ne pouvant pas tout faire, dans une certaine précarité, on est obligé d’inventer et de tisser des liens : ça nous évite d’être trop dans la persécution ou la fusion.

À la fin du texte sur l’Abbaye de Thélème, François Rabelais écrit : « Je ne peux pas oublier de vous rapporter une énigme que l’on trouva en creusant les fondations de l’abbaye, sur une grande plaque de bronze ».

J’aurais aimé vous lire cette « énigme en prophétie » dans sa totalité, mais elle fait trois pages. Sachez seulement qu’elle annonce, dans ce lieu de repos et de bonheur, de fusion heureuse, le surgissement d’une race d’hommes

« Qui lassés du repos, dégoûtés de ne rien faire
Iront franchement et en pleine lumière
Pousser les gens de toute condition
À s'affronter en rivales factions »

mettant ainsi en conflit

« Les amis entre eux, les proches parents;
Le fils hardi ne craindra point la honte amère
De se dresser contre son propre père.

Et les devoirs d'honneur et de déférence
Perdront alors toute valeur et tout sens,
Car on dira que chacun à son tour
Doit s'avancer puis faire demi tour ».

L’énigme se poursuit  en description de querelles, d’appétit incoercible de violence et d’agitation, de destruction, d’adhésion à des croyances insensées.

Là où, à Thélème, le pas de loi, pas de différence règnent, surgiront la violence des pulsions destructrices, l’éclatement de la persécution, etc.
Seul un grand déluge mettra fin à ces évènements.
Alors seulement, chacun pourra se retirer et se séparer.
La différence retrouvera sa place, chacun retrouvera la sienne : 

« Chacun trouve le sort qui lui était destiné
Voici les conventions ».

Sous prétexte d’égalité, on nie la différence.
                                                                                                  
Faute de travailler la singularité et la distinctivité, on engage la violence et la persécution. Sévère avertissement de Rabelais, cette fois-ci encore génial.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LES LIEUX DE SOIN

Allons retrouver notre Pantagruel. Poursuivant son voyage, il arrive avec ses compagnons au royaume de la Quinte Essence, une jeune dame de 1800 ans, très belle, très énigmatique. Elle les impressionne beaucoup : elle guérit « de toutes les maladies sans y toucher, leur chantant simplement une chanson appropriée au mal ». Elle ne s’occupe que des personnes gravement malades, laissant le soin des autres à ses « officiers ». La Quinte Essence prend très peu la parole, et elle laisse ses hôtes un peu mariner dans la découverte de ce qu’elle fait. Ils sont un peu perdus, comme nous l’avons tous été au moment de notre arrivée dans les lieux où l’on accueille des psychotiques, et en particulier dans des lieux de la Psychothérapie Institutionnelle.

À un moment où Pantagruel et ses compagnons « considéraient attentivement les admirables opérations des gens [qui travaillaient avec cette Dame] », celle-ci, s’étant rendu compte combien ils étaient fascinés et en admiration devant elle, s’adresse à eux. Elle dit : «  Ce qui fait que la pensée humaine s’égare dans des abîmes d’admiration, ce n’est pas la souveraineté des effets dont ils éprouvent clairement qu’ils naissent de causes naturelles, grâce au savoir-faire de sages artisans, mais la nouveauté de l’expérience qui pénètre leurs sens, alors qu’ils n’imaginent pas combien l’œuvre est facile quand un jugement serein s’associe à une étude scrupuleuse. C’est pourquoi, ayez l’esprit en éveil, et dépouillez-vous de toute frayeur qui pourrait vous saisir, en considérant ce que vous voyez être fait par mes officiers. Voyez, entendez, contemplez selon votre libre-arbitre tout ce que ma maison contient, vous affranchissant peu à peu du sevrage de l’ignorance ». Science, Savoir, Vérité…..
Et elle donne aux gens qui sont là, dans la position d’accueillir une certaine parole venant d’elle et de ses officiers, le nom d’ « abstracteurs ».

La Quinte essence s’adresse à des gens qui sont en position de prendre connaissance, de savoir, qui plus est dans un lieu de soins. C’est bien ce qui nous rassemble ici : la question d’un certain savoir, fut-il celui du savoir-faire, qui est le travail de l’artisan, avec ce mouvement qui consiste à passer d’une position : écouter, dans une position admirative, un savoir prononcé par un autre, à une autre position : s’approprier quelque chose en comprenant en effet qu’il n’y a rien à admirer, et qu’il faut s’atteler au travail.

Aussi je vous souhaite d’être de bons abstracteurs pour cette journée. C’est le nom que l’on donnait aux alchimistes : et ne sommes-nous pas tous un peu mis en demeure de bricoler, ensemble, une alchimie de l’âme ?

Et puisque dans notre travail, aujourd’hui, les mots, par la Novlangue, nous sont volés, détournés, pervertis, échangés, je vous quitte sur cette belle phrase du joyeux médecin des âmes qu’était le docteur Alcofribas Nasier : « Nous devons parler selon le langage courant, et, comme disait Auguste, il faut éviter les mots qui ont échoué avec autant de soin que les capitaines des navires évitent les récifs ».

(1) Ce texte reprend sous une autre forme des textes de 1994 et 1995