24 novembre 2012

BALLONS





Françoise Tomeno
Revue Institutions n° 16, mars 1995

Je dédie ce texte à mes collègues de l’I.R.E.C.O.V. sans lesquels ce Carnaval et cette rencontre avec Malika n’auraient pas eu lieu.
Je dédie ce texte à mes amis de Seuilly et de la Devinière, sans lesquels je n’aurais sans doute pas été aussi impérativement passionnée par un lâcher de ballons institutionnel, des ballons qui ne sont pas sans me rappeler d’autres parties de ballon, de foot, tout aussi institutionnelles, sur les pelouses de l’I.M.P. de Seuilly en 1969, parties de foot contemporaines de notre rencontre avec l’Inconscient (fort, da ?).

Mais où est donc ce fameux lâcher de ballons ?

C’est Carnaval, aujourd’hui, dans notre établissement. Un carnaval chatoyant des participations des uns et des autres, des groupes, des enfants, des grandes personnes. Il nous aura fallu le temps d’une réunion institutionnelle avec les habituelles questions (Qui fait quoi ? Avec qui ? Est-ce qu’il y aura un bal ? On fait venir notre chanteuse québecquoise ? Et les gâteaux ? Un bal costumé ? Pour tout le monde ? Même les copines du secrétariat !) pour le mettre en route. Au cours de la réunion, Pascal lance l’idée d’un lâcher de ballons : tout le monde est déjà prêt à s’envoler…

Et nous y voilà. Le défilé costumé a eu lieu, on a partagé les excellents gâteaux, renversé pas mal de jus de fruits, eu bien du mal à reconnaître un tel ou un tel, dans un accoutrement incroyable, croisé une personne respectable de l’administration un peu surprise. La grande salle où on a commencé la fête est vide de personnes, et pleine des traces de nos passages : un drôle de chantier.

J’ai raté la sortie vers la suite, vers le lâcher de ballons. Je suis en errance dans les couloirs, en quête d’informations, pour savoir si je dois me diriger vers le parking, ou bien le terrain de foot ; à moins que ce ne soit vers la pelouse ou les jeux en bois. Et si c’était vers le poulailler ?

Je croise une autre solitaire : un petit bout de bonne femme de six ans, Malika. Malika est sourde comme beaucoup d’autres enfants ici. Mais en plus, ou en moins, comme vous voudrez, elle est un peu spéciale. Elle nous a été confiée, il y a quelques mois, par des collègues d’une ville proche. Elle était alors accueillie dans une école intégrant des enfants sourds, et très bien accompagnée par des personnes que nous aimons bien et que nous estimons. Malika nous a été confiée parce que contrairement à d’autres enfants sourds accueillis avec elle, elle s’est mise, en rencontrant la langue des signes française, LSF, à en reproduire les mots de façon quasi écholalique, le regard rivé à celui d’autrui, sans jamais émettre d’idée, de commentaire personnel.

Chez nous, Malika a été confiée au « groupe atelier ». Celui-ci a été créé, il y a cinq ans, pour accueillir des enfants sourds en souffrance. Pour beaucoup d’entre eux, il a été l’occasion d’une restauration des échanges. Depuis son arrivée, nous avons plusieurs fois parlé de Malika et de ses difficultés.
Au moment où je la croise au milieu de l’escalier, toute seule, je suis sans doute déjà, à mon insu, débordée par une vague identificatoire : notre solitude commune nous rapproche. Mais pas celle de la pathologie, s’il vous plaît ! Une autre plus impérieuse et immédiate : je ne veux pas rater le lâcher de ballons ! Je ne pense absolument pas que Malika est écholalique ; je me dis tout simplement : ah ! Voilà peut-être quelqu’un qui comme moi a raté la sortie, mais elle doit avoir un avantage sur moi, parce que c’est une enfant et qu’ils sont plus dans le coup que moi, pauvre psychologue qui n’ai pas participé à tous les préparatifs.

Je m’apprête donc, illico, à lui poser la fameuse question : -« C’est où, le lâcher de ballons ? » Persuadée qu’elle, elle est en train d’y aller. Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche… enfin… mes mains (pour parler « en sourd ») que j’entends (je vois) Malika me poser la même question. Je jure que je ne l’ai pas signée avant elle et que ce n’est pas une écholalie.

Me croirez-vous ? Je ne suis même pas surprise ! Malika est en train de me demander quelque chose, et je ne tombe pas à la renverse d’étonnement. Mais pas du tout ! Tout simplement, je pense : bon, puisqu’on cherche la même chose, cherchons ensemble.

Et nous y sommes allées. Et nous avons trouvé. (D’accord, ça n’était pas très compliqué !)                                                                                                                                                                                                                               Et ça n’est qu’une fois les ballons envolés dans le ciel de Touraine, au-dessus de la Loire, les enfants repartis dans le taxi, que l’étonnement a surgi : -« Mais flûte ! Elle n’est plus écholalique ? ». Et  une des éducatrices, Pascale, éclatera de rire lorsque je lui confierai ma question : - Non, avec nous, elle n’est presque plus écholalique, et ça fait un moment ! Il y a des choses qui l’intéressent. ».

Malika, que cherchais-tu donc en cherchant le ballon ? Les autres copains sourds ? Pascale ? À ne plus être seule ? Je ne le sais toujours pas, mais ça devait être bien important pour que tu n’aies pas hésité à user de ce qui avait changé pour toi à mon adresse, moi qui n’étais pas une de tes proches.

Et moi donc ? Qu’est-ce que je cherchais ? N’étais-je pas en pleine réminiscence d’un autre lâcher de ballons, le 14 juillet précédent, sur la pelouse de La Borde ? Là, avec une complice des années 70, nous avons lâché un ballon pour chacun de nos amis avec lesquels nous avions partagé quelque part en Touraine, entre 68 et 71, sur les terres de la guerre picrocholine, une rencontre avec la psychose et la psychothérapie institutionnelle, à l’I.M.P. de Seuilly, tout proche de la Devinière, maison de François Rabelais.

Ainsi, à la recherche de nos amis, j’avais rencontré une compagne de route, Malika, le temps de rejoindre les autres et de renouer des liens avec eux.