Françoise Tomeno
« Vie quotidienne et psychose », Journée de Seuilly, 22 avril 1995.
À Thélème, le temps, les marques du temps n’existent pas, comme dans la psychose.
À Thélème, c’est une règle, il n’y a pas d’horloge, pas de rythme. Les femmes y sont acceptées entre 10 et 15 ans, les hommes entre 12 et 18 ans. Pas question que le temps laisse des traces, des cicatrices, des rides, des marques de différence, de particularité, comme chez certains psychotiques toujours jeunes, certains enfants psychotiques toujours vieux.
À Thélème, pas de lois, pas de statuts, de règles, pas d’heures pour manger, pour dormir. Là aussi pas de partage social du temps, pas de différence entre un avant, un après.
« Grâce à cette liberté, ils rivalisèrent d’efforts pour faire tous ce qu’ils voyaient faire à un seul ».
Et les voilà tous, moinillons et nonesses, écholaliques, écho-praxiques, adhésifs, dans le collage.
Royaume de l’indifférenciation, Thélème est le royaume de l’indifférence : pas de particularité, pas de travail de la singularité, du lien.
Tout le monde sait tout faire : à la différence de nos lieux d’exercice où, fort heureusement, ne sachant ou ne pouvant pas tout faire, on a besoin d’un autre groupe pour vous offrir un café le jour d’un départ en séjour de montagne, on propose de faire les gâteaux pendant que d’autres feront les masques de carnaval. Ne sachant et ne pouvant pas tout faire, dans une certaine précarité, on est obligé d’inventer et de tisser des liens : ça nous évite d’être trop dans la persécution ou la fusion.
À Thélème, c’est la fusion, tout nage dans un bonheur parfait.
Mais qui sait lire plus loin peut entendre Rabelais annoncer que fusion précède confusion.
« Je ne peux pas oublier de vous rapporter une énigme que l’on trouva en creusant les fondations de l’abbaye, sur une grande plaque de bronze », dit-il.
J’aurais aimé vous lire « l’énigme en prophétie » dans sa totalité, mais elle fait trois pages. Sachez seulement que l‘énigme annonce, dans ce lieu de repos et de bonheur, le surgissement d’une race d’hommes
Qui lassés du repos, dégoûtés de ne rien faire
Iront franchement et en pleine lumière
Pousser les gens de toute condition
A s'affronter en rivales factions
mettant ainsi en conflit
Les amis entre eux, les proches parents;
Le fils hardi ne craindra point la honte amère
De se dresser contre son propre père.
Et les devoirs d'honneur et de déférence
Perdront alors toute valeur et tout sens,
Car on dira que chacun à son tour
Doit s'avancer puis faire demi tour.
L’énigme se poursuit en description de querelles, d’appétit incoercible de violence et d’agitation, de destruction, d’adhésion à des croyances insensées.
L’énigme se poursuit en description de querelles, d’appétit incoercible de violence et d’agitation, de destruction, d’adhésion à des croyances insensées.
Là où, à Thélème, le pas de loi, pas de différence règnent, surgiront la violence des pulsions destructrices, l’éclatement de la persécution, etc.
Seul un grand déluge mettra fin à ces évènements.
Alors seulement, chacun pourra se retirer et se séparer.
La différence retrouvera sa place, chacun la sienne :
Chacun trouve le sort qui lui était destiné
Voici les conventions.
Sous prétexte d’égalité, on nie la différence.
Faute de travailler la singularité et la distinctivité, on engage la violence et la persécution. Sévère avertissement de Rabelais, cette fois-ci encore génial.
À la fin de l’énigme, chacun y va de son interprétation : Gargantua s’en réfère à la religion pour se repérer dans l’annonce catastrophique. Le moine pense qu’il s’agit d’une description du Jeu de Paume en termes obscurs.
Superbe clin d’œil de François Rabelais qui, en nous proposant deux interprétations, s’en détache évidemment, tant elles se répondent en miroir dans l’évitement, voire la dénégation : et il nous laisse en plan, quittant sur la pointe de pieds le premier livre pour aller enfanter, quelques pages plus loin, notre enfant psychotique, Pantagruel (cf. la journée du 24 mai 1994 sur les Packs).
Il nous laisse donc à penser sur vie quotidienne et psychose, différence, collage, rupture, lien, rassemblement, histoire et souvenir, rythme.