24 novembre 2012

RONALDINO

Françoise Tomeno
19 août 2011


C’est d’abord une incroyable bouille qui s’encadre dans l'ouverture de ma porte. La porte de mon bureau n’est fermée que pendant les entretiens. Sinon, qui passe peut faire signe, et j’aime entendre les bruits des allées et venues des uns et des autres, des petits comme des grands.

Ce jour-là, c’est donc lui, avec cette incroyable bouille, qui me fait l’honneur d’apparaître dans cet encadrement, tel un portrait. Une bouille à la fois rectangulaire et ronde. Ah je sais, ça n’est pas très facile à imaginer, les deux à la fois. Mais je vous assure. Si on ne dessinait que le contour de son visage, - et ce jour-là il ne m’apparaît que comme visage - ce serait une forme rectangulaire, aux coins arrondis. Mais si on y mettait du relief, le tout serait incroyablement adouci par la rondeur grassouillette de cette bouille. Et par ses taches de rousseur. Oui oui, je sais, c’est une vraie marotte chez moi, je craque devant les taches de rousseur ; il faut dire que je n’en manque pas moi-même, et combien d’enfants, tout au long de ma carrière, m’auront demandé si j’étais malade, à cause de tous ces petits boutons qui me poussent à chaque printemps sur le visage et sur les bras. J’ai appris pendant ces dizaines d’années de travail auprès des enfants, que mes taches de rousseur étaient porteuses de projections, d’identifications parfois. Et je ne suis pas sans savoir que de mon côté, ça marche aussi ; si le petit il a des taches de rousseur, il est en quelque sorte d’une même famille que moi. Et voilà le contre-transfert déjà coloré en feuille d’automne.

On m’avait signalé qu’il rôdait souvent autour de mon bureau, mais je n’avais jamais eu l’occasion de l’apercevoir. Il savait, parce que les collègues éducateurs et enseignants savaient très bien dire ces choses-là, que là, dans ce bureau, comme dans celui de mon collègue Thierrry, on pouvait venir rencontrer quelqu’un, quelqu’un qui n’était là que pour vous écouter, et garder le secret (un petit patient déclara un jour à sa maman que mon métier c’était « secrétaire », parce que je gardais les secrets).

J’entendais parler de lui dans certaines réunions. Il ne tenait pas toujours bien en place, au sens littéral du terme : parce que, de place, dans sa tête, il n’en avait pas de fixe ; alors il se baladait à droite à gauche, papillonnait, avait du mal à concentrer son attention sur quelque chose. Sauf, excusez du peu, sur le foot. Ça finissait par agacer les personnes qui travaillaient avec lui, il ne pouvait parler que de ça.
D’autres auraient diagnostiqué « hyperactif », ou mieux encore TDHA, « Trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité ». Mazette, quand on vous colle ça sur la peau, on ne voit plus les taches de rousseur, le regard qui cherche à se brancher sur quelqu’un, QUELQU’UN, quelqu’un, vous entendez ? Quelqu’un qui soit là, qui ne vous demande rien, qui vous accueille, et qui ne cherche pas à vous étiqueter. Moi, comme élément de diagnostic, j’aurais dit « possible identification à un ballon de foot qui, par définition, se balade, donc tout espoir n’est pas perdu », non mais !

Ma foi, le foot, je ne connaissais pas, et j’étais toute disposée à apprendre, d’autant plus qu’on venait de fêter la Coupe du Monde de 1998. Et moi, j’avais fêté la Coupe du Monde de Foot en pleine steppe mongole ; ce sont nos chauffeurs mongols qui, suivant ça avec passion, avaient  réussi à attraper je ne sais quel canal de radio en pleines steppe, et nous avaient apporté la nouvelle dans la yourte où nous passions la soirée. On n’avait pas échappé à la vodka, et à la Marseillaise. Oui, en pleine steppe mongole. Alors apprendre, grâce à celui que je nommerai désormais Ronaldino, les noms des Barthez, Tréséguet, Thuram (Lilian, oui Madame, je sais même ça, grâce à Ronaldino), Deschamps, Thierry Henry (lui, je ne sais pas pourquoi, il a toujours droit à son prénom), Zidane bien sûr, mais lui je le connaissais déjà un peu,  Djorkaeff  (ah quel beau nom !) : eh bien non seulement ça me faisait des connaissances nouvelles, une complicité unique avec Ronaldino, mais ça me replongeait dans cet incroyable voyage en Mongolie, et….. le must : je pouvais en remontrer à mes collègues masculins, parce que du coup, j’écoutais, pour pouvoir être branchée avec Ronaldino, le foot à la radio, et je pouvais même parfois être la première à annoncer un bon coup d’un joueur (je me souviens de la tête de mon collègue Thierry…), et même, un jour, annoncer à Ronaldino lui-même, qui n’en revenait pas d’avoir été un si bon professeur, un exploit de Viera. Oui, Monsieur, oui Madame !

Donc, il encadre sa bouille dans l’ouverture de ma porte. Et nous convenons d’un rendez-vous après que je  lui ai dit que je savais qu’il traînait un peu par là, et que sans doute il souhaitait me rencontrer.

Alors que je replonge mon nez dans ses dessins, au moment où j’écris ce texte, plus de huit années après « les faits », je suis surprise : j’avais oublié les tout premiers ; ce sont des dessins de visage, et ils relèvent très exactement de la description que j’ai faite de son visage tout à l’heure. Un rectangle aux angles arrondis. Deux petits yeux coincés dans les coins du haut, une bouche en bas, bien au milieu. De ces visages qui sont comme des maisons aux yeux fenêtres et à la bouche porte.

Cette première forme sera celle qui donnera naissance aux deux autres, la maison, qui se précisera avec un toit, un escalier dedans ou dehors, en forme d’échelle, et le terrain de foot. Les deux cohabiteront un moment, puis le terrain de foot deviendra l’unique, le merveilleux. L’escalier, lui, donnera naissance aux buts, en déployant ses barreaux, mais aussi à l’herbe, aux drapeaux représentant les équipes.

Ce terrain sera terrain vague au début, avec un tout aussi vague bonhomme qui essaye de mettre un but .

Un grand jour sera celui où nous fabriquerons, à sa demande, un livre, oui, carrément, livre qui s’appellera « La maison des joueurs de foot », entendre Clairefontaine. Ma belle-sœur, qui aura été faire de la rééducation à Clairefontaine, me donnera une grande photo de l’équipe de France, et je serai toute fière de proposer à Ronaldino que nous la mettions dans son dossier. Au moment où nous terminerons nos rencontres, il l’emportera telle un trésor.
La maison des joueurs de foot, c’est en fait une série de dessins dont le premier est la fameuse maison. Puis chaque joueur a droit à une page, où il est représenté, sans corps, mais avec bras et jambes, ce qu’il faut pour courir et attraper le ballon ; chacun est sur un terrain de foot, avec deux buts en forme de ballon. Au tableau d’honneur ce jour-là, nous aurons Zizou, Dugarry, Nicolas… et non ! pas Hanelka, ce sera Nicolas, son pote de l’établissement qui, avant lui, aura l’honneur de faire partie de l’équipe de France. Un Nicolas qui le remplira de sentiments envieux ! Également présents  Thierry Henri, Lizarazu, Aimé Jacquet qui, lui, a droit à un terrain double, et un certain Tototian, dont je ne retrouve pas trace sur internet*.

Après cette première annonce, nous retrouverons les terrains vagues. Parallèlement, il commencera à s’intéresser à l’écriture des noms de papa et maman, de son prénom et de celui de son frère. Sa maison à lui-personnelle apparaît rayonnante, elle s’est attrapé un nez, le soleil tire la langue. De ce premier visage qui conduisait à des esquisses de maison et de terrain de foot, on voit émerger le bonhomme, je veux dire Ronaldino. Il habite littéralement ce visage, et peut se réjouir d’être de quelque part. Il fait soleil.

Suit une période de flou : des hybrides maisons-terrains, mais aussi de très belles maisons avec tout ce qu’il faut. Les drapeaux sont à l’honneur partout : donc, être de quelque part, faire partie d’une équipe. Être de quelque part, mais aussi aller d’un point à un autre : des circuits apparaissent, comme celui de sa maison à l’« école ».

Alors, après qu’il ait pu habiter en lui-même, habiter son visage, après qu’il ait pu faire partie d’une famille, le terrain, autrefois vague, de foot, va s’épanouir. On y voit apparaître des numéros et les noms de joueurs groupés en équipe, l’équipe de France a la primeur, puis l’équipe de l’établissement, sur un autre terrain, un autre dessin. Les terrains ne sont toujours pas partagés en deux espaces.

Et alors se produit un événement majeur : le terrain se partage désormais en deux, avec une place possible pour deux équipes ; Ronaldino joue dans la cour des grands, en équipe de France, comme le faisait son copain Nicolas. Il est avec Treseguet, Petit, Zidane. Cependant, l’autre partie du terrain est encore vide. Sur le dessin suivant, une équipe de France un peu différente, il en fait toujours partie, et l’équipe adverse n’est représentée que par son gardien de buts, Barthez. Le gardien de but est ici d’importance. Il va permettre progressivement qu’apparaissent les attaquants et les défenseurs. Et en « psychique », les attaques et les défenses, ça n’est pas rien…. !

C’est à partir d’un match France Croatie que vont apparaître des équipes équivalentes sur les deux parties du terrain. Filles contre gars : tiens tiens, on s’intéresse à la différence des sexes, Monsieur Ronaldino ? Barthez est gardien de but dans l’équipe des gars, c’est-à-dire de l’école ; faut ce qu’il faut, un « papa », un homme adulte, est le bienvenu. Françoise Tomeno, excusez du peu, est gardienne de but de l’équipe des filles, de l’école également. Une éducatrice joue dans l’équipe. Moi, ça me plaît d’être gardienne de but. Parce que gardienne, je sais faire, garder les secrets c’est mon métier. Et puis à cette place, je peux témoigner que je peux être attaquée sans en faire une maladie, sans être trop abîmée. L’étape suivante, j’échangerai ma place avec l’éducatrice, elle sera gardienne de but, et moi… attaquante. Hé oui, je peux attaquer l’équipe de Ronaldino, ce qui veut dire que Ronaldino peut supporter d’être « attaqué » par sa petite Françoise Tomeno.

Tout doucement, la représentation des personnages disparaît, seuls les noms sont présents, Ronaldino a appris à écrire. L’équipe de l’école affronte l’équipe du village de Ronaldino. Celui-ci fait partie de l'équipe de son village.

On peut donc appartenir à plusieurs groupes, avec les identifications qui vont avec. Quelle nouvelle richesse. Ca valait la peine d’habiter son visage, sa maison, sa famille, son école. Du visage au village.

Et enfin, le match final, qui signera la fin de notre travail : l’Équipe de France contre l’Équipe de l’établissement. Et avec qui il joue, Ronaldino ? Avec l’Équipe de France, pardi. On parle justement en ce moment de son départ de l’établissement, parce qu’il a grandi, qu’il va bien, et qu’il est temps d’aller faire autre chose, ailleurs, avec d’autres.

Ca aussi ça valait la peine : celui dont on disait qu’il ne tenait pas en place peut aujourd’hui passer d'une place à une autre, il reste le même dans toutes ses places, et il peut aller quelque part où il y a de l’avenir pour lui.

Épilogue : comment  nous sommes-nous donc quittés.

Cela faisait un moment que je me disais que nous allions bientôt pouvoir arrêter, ce que j’entendais dire de Ronaldino était rassurant. Il s’est mis de lui-même à raccourcir le temps de ses séances ; j’entendais qu’il n’avait pas que ça à faire, et j’étais bien d’accord ; mais il faisait ça avec un peu de culpabilité, hésitant sur le pas de la porte, malgré mon autorisation. Jusqu’à ce que je lui dise que je n’allais pas souffrir de son absence, que j’étais très contente de ce qui lui arrivait.

Il a donc terminé son travail avec moi avant même de quitter l’établissement.

Un jour où j’étais dans mon bureau, son éducatrice m’appelle : « Françoise, nous sommes en réunion avec Ronaldino et sa famille, il voudrait que tu viennes ». Je fais ni une ni deux : n’étant pas avec un enfant à ce moment-là, j’y vais. Il est rayonnant. Il mène la réunion, autour des questions concernant son prochain départ pour un autre établissement. Vient mon tour de prendre la parole. Je dis le plaisir que j’ai eu de travailler avec ce garçon qui a eu le courage d’aller de l’avant. Je ne parle pas du foot, secret. Et nous nous serrons fièrement la main lorsque je quitte la réunion.

Et maintenant ?

Côté foot, j’en suis restée à l’équipe de France des années 1998 à 2003.

Côté souvenir, je vois toujours aussi nettement une bouille s’encadrer dans l’ouverture de la porte de mon bureau. Et cette découpe rectangulaire de la porte me semble être la préfiguration du fameux terrain d’expérience de Ronaldino, là où il  aura pu prendre visage, puis aller et venir pour voir le monde dont il fait partie désormais.

* et pour cause, il s'appelle Boghossian